Serait-ce un schisme, une hérésie, une nouvelle querelle de chapelle?
Un petit vent mordant se lève en tout cas sur la psychanalyse. Voilà
que Jacques-Alain Miller, gendre de Jacques Lacan et dépositaire de
l'oeuvre du maître, qui jusque-là s'était retiré derrière son élégant
divan, pique une grosse colère. Assez de jouer les grands prêtres,
tonne-t-il, assez de mystère et d'encens, il est temps que les
psychanalystes rendent des comptes sur ce qu'ils font! Pourquoi lui?
Pourquoi maintenant? De quoi souffre donc la psychanalyse? En
exclusivité pour L'Express, il répond. Il ne s'était pas exprimé
publiquement depuis vingt ans.
Il a agité le cénacle lacanien pour une vulgaire histoire de droit de
réponse qu'une revue lui a refusé. Un symptôme du malaise actuel de
la psychanalyse, explique-t-il, qui l'a décidé à réagir. Le 23
janvier, Jacques-Alain Miller publie deux ouvrages destinés à allumer
le brasier: Lettres à l'opinion éclairée, qui rassemble les brûlots
envoyés récemment à quelques initiés, et Qui sont vos
psychanalystes?, recueil de textes de confrères amis qui se dévoilent
publiquement (tous deux au Seuil). Il reçoit dans son appartement
parisien avec courtoisie, en compagnie de sa femme, Judith, la fille
de Lacan, qui reste silencieuse. L'ancien agitateur maoïste n'a pas
perdu l'art de la provocation. Pourtant, il est aussi serein que ses
propos sont virulents.
Vous vous démenez beaucoup en ce moment: livres, polémiques, lettres
publiques, appels à vos confrères... Qu'est-ce qui ne va pas dans la
psychanalyse au point que vous donniez ainsi un coup de pied dans
votre propre fourmilière?
Ce qui ne va pas, c'est que ça va trop bien! La psychanalyse a eu un
tel succès que sa dynamique déborde maintenant les psychanalystes.
Son influence est partout dans la société. Pour résoudre les
conflits, on compte désormais sur la parole; dans les situations de
traumatisme, on envoie des équipes pour mettre aussitôt en mots
l'insupportable... La psychanalyse a échappé à toute orthodoxie, à
toute oligarchie, à tout monopole. Du coup, il est logique que la
qualification de psychanalyste soit mise en question. Le plus
souvent, d'ailleurs, elle s'ajoute à une autre compétence, acquise
antérieurement.
Réglons d'abord le sort de la psychothérapie, contre laquelle vous
avez des mots très durs: «La psychothérapie, ça n'existe pas»,
dites-vous carrément.
J'ai des mots durs seulement quand des lobbys présentent la
psychothérapie comme une discipline constituée et voudraient la faire
reconnaître à la sauvette par l'Etat. Je te masse les doigts de pied,
je te fais crier très fort, courir nu sur la plage, je te relaxe, je
te mets de la musique douce... Tu te sens mieux, n'est-ce pas? Voilà,
je t'ai psychothérapié. Non, de ce point de vue là, la psychothérapie
n'existe pas. Ce n'est pas une discipline ni un discours. C'est un
fourre-tout. Quelqu'un tente de vous procurer un mieux-être par son
savoir-faire personnel? Pourquoi pas? Mais regrouper ces savoir-faire
très différents, souvent hasardés, sous une même étiquette, voire
décerner un diplôme, ce serait une imposture.
Il n'y a donc que la psychanalyse qui vaille?
Il y a en psychanalyse des moments où le souci thérapeutique
l'emporte sur le souci de vérité: avec certains patients, il n'est
pas recommandé de déchaîner toute la puissance d'ébranlement et de
dévoilement que l'analyse peut avoir sur les identifications, les
idéaux, les valeurs, les croyances, les racines de jouissance... Les
analystes apprennent à modérer ou à moduler cette puissance et, là,
on peut parler de psychothérapie. Mais la colonne vertébrale reste la
psychanalyse.
Qui, elle aussi, devrait, selon vous, accomplir son autocritique. «Il
est temps que l'on secoue les psychanalystes, qu'on les prenne à
partie et qu'on les somme de s'expliquer sur ce qu'ils font»,
écrivez-vous.
Il y a un demi-siècle, en France, les analystes n'étaient qu'une
petite vingtaine. Aujourd'hui, c'est une masse. Qui est qui? On ne le
sait plus vraiment. Ils sont parfois plus malades que leurs patients,
Freud le disait déjà. Ou ils ne rendent compte à personne, ou ils
s'enferment dans des obédiences jalouses, parlent des jargons, et
malheureusement se disqualifient à qui mieux mieux. Le pluralisme est
irréversible, et la fragmentation croît avec l'extension. Donc, à
terme, comment échapper à la dilution? Je parie que les divers
groupes n'auront pas d'autre issue que de sortir sur la place
publique. Ils devront présenter la longue et difficile formation de
leurs membres, dire qui ils sont, s'expliquer clairement sur ce
qu'ils font, et sur les garanties qu'ils peuvent et ne peuvent pas
donner.
Y aurait-il aussi des imposteurs chez les psychanalystes?
Pour l'affirmer, il faudrait encore s'accorder sur ce qu'est un
psychanalyste! Si nous pouvions démontrer nos capacités dans une
épreuve universitaire, ce serait plus simple. Mais ce type de
vérification est incompatible avec une pratique qui demande la
confidence la plus intime. Freud lui-même, pour s'analyser, avait
utilisé son meilleur ami, qui s'y était prêté sans le savoir! Tant
qu'il était le seul, Freud était bien tranquille: la psychanalyse
était ce qu'il en disait.
Après ce big bang, elle a continué comme un passage de relais: pour
devenir psychanalyste, il faut avoir été analysé par un psychanalyste.
Exactement. Et ce principe de transmission rattache la psychanalyse
aux confréries ésotériques ou mystiques, qui exigent une formation
auprès d'un maître de vérité. En fait, ce type de filiation est
présent, mais voilé, dans toute formation, qu'elle soit scientifique,
politique, professionnelle. Quand cela est mis à nu et analysé, les
effets s'avèrent difficiles à maîtriser. D'emblée, les élèves de
Freud se sont disputé sa reconnaissance. Lui rêvait de fonder une
sorte de république autonome qui aurait été en même temps un tribunal
international de psychanalyse. Quelle utopie! En fait, son
organisation s'est sclérosée, pendant que la théorie, elle, se
morcelait.
Et, au fil des décennies, les conflits se sont multipliés...
En effet. Après avoir présidé l'organisation de Freud, Jung s'est
trouvé en conflit avec lui et s'est retiré. Anna, la fille de Freud,
a presque réussi à chasser sa rivale, Melanie Klein, qui a développé
la psychanalyse des enfants. Mais le premier à défier ouvertement
l'organisation centralisée a été Lacan. «Je suis psychanalyste,
a-t-il dit, et je suis plus freudien que vous!» Textes en main, il a
soutenu que les orthodoxes de l'époque étaient des hérétiques, ce qui
est d'ailleurs largement admis aujourd'hui.
Vous en parlez comme d'une guerre de religion. Lacan, votre Lacan, a
été exclu de l'organisation, «excommunié», a-t-il déclaré.
Ce mot indiquait en effet que cette organisation était une Eglise,
alors que Lacan s'intéressait aux références scientifiques. Freud
avait pris comme substrat une théorie de l'appareil psychique qui ne
pouvait être vérifiée expérimentalement. Lacan, lui, a pris la
linguistique: puisque l'essentiel de l'analyse passe par la parole,
disait-il, ayons recours aux sciences du langage. Là-dessus, il a
fondé sa propre école. Mais ce qui tenait le devant de la scène,
c'était son image, rayonnante pour beaucoup, repoussante pour
d'autres. Du coup, après sa mort, en 1981, on pouvait croire que son
apport allait s'effacer avec sa personne. Eh bien, c'est le contraire
qui est arrivé. Le socle antique, pseudo-scientifique, a été
largement abandonné, balayé par les neurosciences. C'en est au point
que maintenant, à mon avis, il n'y a plus dans la psychanalyse que
des lacaniens en espérance! Tout le monde est en passe d'admettre
l'évidence: que cette pratique a son fondement dans le langage.
Tous lacaniens? Il y a pourtant toujours deux tendances, l'une,
freudienne, et la vôtre, lacanienne, qui ne se font pas de cadeau.
Qu'est-ce qui différencie, dans la pratique, un lacanien d'un
freudien?
La polémique antilacanienne a été lancée dans les années 1950 sur des
critères quantitatifs: la durée et la fréquence optimales des séances
d'analyse. Freud avait commencé à recevoir ses patients en donnant
ses rendez-vous en médecin qu'il était. Ses élèves l'ont imité, puis
ont mécanisé leurs rendez-vous, alors qu'en réalité Freud lui-même
pouvait très bien pratiquer des analyses intermittentes ou d'une
durée totale variable, trois mois, six mois, un an, voire, pour
certains, le temps d'une promenade dans le jardin. Dès que Lacan a
raccourci les séances dans sa pratique personnelle, on l'a accusé de
trahir l'orthodoxie.
Et c'était cela, l'une de vos divergences! Cela paraît quand même dérisoire!
Oui. Bien des analystes s'en sont tout de même aperçus. La quantité
n'est absolument pas un critère décisif. L'essentiel est ailleurs.
Avant Lacan, on pensait que l'analyse devait se dérouler selon un
rythme immuable et dans un cadre invariable. Les psychanalystes
new-yorkais les plus orthodoxes des années 1950 s'obligeaient même à
ne rien changer à leur cabinet ni à leur propre habillement! Lacan a
montré le ridicule de tous ces rites, et leur nocivité. Mieux vaut en
prendre le contre-pied. En fait, un analyste imite plutôt
l'inconscient, fonction remuante, insaisissable, diabolique, qui
apparaît là où on ne l'attend pas et n'a pas de bonnes manières.
L'analyse agit d'abord par la surprise. Automatisme et conformisme
rendent la parole impuissante et vaine. Une interprétation analytique
fait effet lorsqu'elle est produite ex tempore, dans l'instant. La
transformer en rengaine, c'est la dévitaliser. C'est aussi pour cela
qu'il n'y a pas une théorie de Lacan. A peine avait-il construit un
schéma qu'il le défaisait, le déformait, cherchait au-delà, quitte à
désorienter parfois. Etre lacanien n'est pas seriner du Lacan. C'est
un peu comme être socratique ou stoïcien. C'est une position éthique,
non conformiste que, de fait, nombre d'analystes de tout bord
adoptent désormais.
Le petit monde de la psychanalyse n'est pas aussi consensuel que vous le dites.
Curieusement, on assiste à des phénomènes de métissage entre des
tendances qui se vouaient aux gémonies il y a peu. En Amérique
latine, notamment, les lacaniens sont respectés et étudiés à
l'intérieur des groupes héritiers de l'organisation freudienne, et
réciproquement. Mais, c'est vrai, il y a un décalage complet entre
ces moeurs civilisées et celles de Paris, où l'on cultive trop
souvent des interdits archaïques. Je me manifeste pour que cela
change chez nous aussi. De nombreux collègues m'y encouragent,
certains discrètement.
Ce qui veut dire réconcilier les tendances, entamer la grande
unification, voire fonder une nouvelle internationale de la
psychanalyse?
Je suis plus modeste, et plus prudent. Je me contente de petits pas.
Ce que j'ai appelé ironiquement la «réunification», c'est reconnaître
la situation objective de fragmentation dans laquelle nous sommes, ne
plus ressasser les querelles du temps jadis, sortir de nos camps
retranchés, entamer une conversation plurielle. Nous devrons
apprendre à mieux parler, en direction de l'opinion comme de nos
collègues. Et pour dire quoi? Ce que nous faisons aujourd'hui, et
comment nous sommes impliqués dans notre pratique. Dans la société
également, car les analystes sont non seulement dans leurs cabinets,
mais aussi dans les hôpitaux, les institutions cliniques, partout.
C'est la «glasnost», alors, la grande sortie à l'air libre?
Lacan l'avait initiée. La tradition était de tenir des séminaires
fermés. Lacan, lui, avait obtenu de Louis Althusser, pour y tenir son
séminaire, une salle de l'Ecole normale supérieure ouvrant sur la
rue. Entrait qui voulait. Il avait aussi institué dans son école la
possibilité pour les nouveaux analystes de témoigner des effets que
leur propre analyse avait eus sur eux-mêmes. Cela a été longtemps
vilipendé, par ignorance. En réalité, c'est un mode de vérification
utile, rationnel, adéquat à l'analyse, et qui porte le nom de
«passe», par opposition aux impasses à franchir. Mes amis de l'Ecole
de la Cause freudienne et moi, nous l'avons tranquillement poursuivi
depuis vingt ans. Les résultats sont remarquables, parfois étonnants,
et nous les publions, nous tenons des journées d'étude ouvertes au
public. Car un des traits marquants de la civilisation du XXIe
siècle, ce sera le pluralisme des styles de vie. Mais le rythme de la
novation est déjà si rapide qu'il se produit partout un délitement
des autorités, un vacillement des idéaux, un relativisme général qui
désempare chacun d'entre nous. Dans ce contexte, une analyse peut
vous être précieuse. Elle vous permet de retrouver les fondements de
vos choix anciens, de cerner les vétilles qui ont orienté votre vie,
les expériences qui vous ont marqué comme des sceaux... Elle peut
vous aider à les assumer ou à vous faufiler au travers, au moins à
vous fignoler une boussole qui soit bien la vôtre.
On se souvient des empoignades à propos de la publication des
séminaires de Lacan, dont vous êtes le légataire moral. En tant que
gendre de Lacan et dépositaire de son oeuvre, êtes-vous le mieux
placé pour appeler ainsi vos pairs au débat?
Vous l'avez dit: le mieux placé, justement pour ces raisons-là. On
m'a appelé «Monsieur le Gendre»? C'est entendu: je suis le gendre de
Lacan pour l'éternité! Ma rencontre avec Judith, sa fille, est
antérieure à mon entrée dans le monde de la psychanalyse; j'ai
commencé comme elle par la philosophie. Je suis passé par l'Ecole
normale, j'ai fréquenté Barthes, Althusser, Foucault, Derrida,
Deleuze... Lacan m'a captivé. Même si je ne raisonne plus en termes
d'excommunication, j'ai toujours le sentiment d'être dans le fil de
son orientation. Les choses ont évolué. Le «tous lacaniens» est en
marche. Le temps de l'ouverture est venu. Moi qui serais le prétendu
gardien de l'orthodoxie lacanienne, eh bien je vous déclare:
l'orthodoxie lacanienne n'existe pas. Lacan, c'est un style, pas un
credo. Dans l'avenir, chacun l'interprétera à sa façon, à sa mesure.
L'expérience psychanalytique comporte déjà suffisamment de mystère
pour que ses praticiens se passent de simagrées, au demeurant
éculées. La psychanalyse est promise à devenir l'affaire de tous.