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Jacques-Alain Miller, 58 ans, psychanalyste. Après des années de silence, le gendre sourcilleux de Lacan devient bavard.

L'impatient

Jacques-Alain Miller en 8 dates

14 février 1944
Naissance à Châteauroux (Indre).

1962
Reçu à Normal sup'.

1966
Se marie avec Judith Lacan, la fille de Jacques Lacan.

1971
Devient l'éditeur du Séminaire.

1981
Mort de Jacques Lacan.

1992
Il fonde l'Association mondiale de psychanalyse.

Août 2001
La «Revue française de psychanalyse» lui refuse un droit de réponse.

Janvier 2002
Trois livres: «Lettres à l'opinion éclairée» et «Qui sont vos psychanalystes?» (Seuil), «Un début dans la vie» (Gallimard).

Bonnes nouvelles, il parle. Enfin. Sonnez trompettes, Jacques-Alain Miller (JAM) a changé. Aujourd'hui, il est tout mots dehors. Intarissable, bavard même. Osant publier régulièrement une Lettre à l'opinion éclairée. Et écrire : «Moi Jacques-Alain, étant bâillonné, ligoté, roulé dans la farine... Qu'il serait beau qu'il existât encore en France une opinion éclairée comme il y en eut jadis et qu'elle pût m'entendre.»

Tendons l'oreille. Le gendre de Lacan, l'exécuteur testamentaire du plus original des analystes du siècle dernier, existe. Il est là. Bien décidé à quitter sa tanière. Et à investir la scène publique. Le but ? «Allons donc, il veut être le chef, le référent», tranche Charles Melman qui fut son analyste avant de le «mettre à la porte». «Il veut être celui que l'on va voir quand on cherche à interroger un analyste. Et il y arrive puisque vous faites son portrait.»

Entrons chez lui. Ou plutôt chez Judith, la fille de Jacques Lacan qu'il a épousée en 1966. Chez eux, dans un appartement immense qui surplombe le Luxembourg, on tombe en arrêt devant une multitude de tableaux de maîtres. On s'assoit sur un de ses divans, installés en carré, sur lesquels nul ne songerait à se coucher. On rêverait de voir la fille du père. Mais il arrive seul, un peu gauche, avec toujours aux lèvres un petit cigare, bien différent néanmoins des célèbres «culebras» tordus de son beau-père. Une démarche de sénateur. Puis on l'écoute.

Soyons honnête, il est intelligent. De lui, il dit : «J'aime le noir et blanc. Il faut faire exister, comme disait Lacan, le noir et le blanc.» Il cite tout le temps Lacan. «Ce que l'on dit de moi ? Que je suis clair, que je sais rendre clair.» Analyse aussitôt : «Sûrement que cela tient à mon père qui était radiologue.» Précise : «J'ai trouvé un terrain d'exception avec Lacan que l'on trouvait compliqué ou confus.» «Il veut mettre de l'ordre dans l'inconscient», dit de lui un autre analyste, Alain Didier-Weill. JAM ajoute : «Je travaille à réduire les noyaux d'opacité. Pour clarifier Lacan, il faut travailler beaucoup.» Mais pour clarifier JAM ?

Tout du long de l'entretien, on se heurte à un cliché : comme tant d'autres personnalités de cette génération d'intellectuels lacaniens ­ qui font officiellement métier d'être dans le vrai ­, il mélange volontairement tout. L'intime et le public, les secrets de l'analyse et les positions politiques, les faiblesses des uns et les stratégies familiales des autres. Est-ce la vie qui est si compliquée ou la sienne qui est faite d'ombres, de lumières, de cachotteries, d'aveux et de rapports de forces mystérieux , avec Lacan en Dieu le Père ? En tout cas, on s'y perd. Quand on laisse défiler les années, des JAM, il y en a de toutes les couleurs. Passons sur le premier JAM, brillant normalien, élève d'Althusser, le philosophe marxiste lui conseillant de lire un certain Lacan. JAM obtempère, achète et lit tout. Et JAM est le premier à poser, lors de ce fameux séminaire, la bonne question à Lacan. «Je lui disais, d'accord vous dites cela, mais alors...» Et c'est parti pour une vie, d'autant que Lacan amène à deux reprises sa fille Judith à ses séminaires. Ils sont douze à leur mariage.

Passons sur le second JAM, devenu militant maoïste, puis le plus proche collaborateur de Lacan. Passons sur le troisième, gendre officiel, personnage clé dans la vie des derniers mois de son beau-père, que l'on va accuser de la pire des forfaitures : avoir rédigé les derniers écrits de Lacan. Et en particulier la lettre de fondation de la nouvelle Ecole de la cause freudienne. Passons encore sur le quatrième, véritable conquérant de l'ombre : il se tait, certes, mais il travaille, exclut les uns et les autres, se brouille avec tous les héritiers symboliques. Il multiplie les jeux de pouvoirs (l'argent, l'édition, etc.). Et fait le dos rond devant les attaques qui tombent en rafale. Le gendre souffre mais avance.

Aujourd'hui, où est-on ? Au cinquième ? A un JAM qui sort de l'eau et du bois : par trop agacé par un droit de réponse que lui refusent des freudiens bon teint dans la Revue française de psychanalyse, cet automne, il a, selon son expression, fendu son armure. «Pourquoi, écrit-il, la calomnie soudain m'est-elle devenue impossible à supporter ? Je ne le sais pas. Puis-je le savoir ? Je dois supposer que jusqu'alors je tirais sans le savoir une noire jouissance du mal que l'on disait de moi.» Lui l'intolérant, le dogmatique, se décide donc à réagir. Et se met à crier comme un blessé. Mais même là, on s'y perd devant une réaction si orientée. Car JAM a beau s'énerver, il ne perd pas le nord. Colère dirigée, stratégique même. Où il se voit comme le grand réconciliateur de la famille des analystes, quand son beau-père n'avait pas pu empêcher le divorce avec les freudiens historiques. Une façon comme une autre de mêler héritage et avenir. Lui l'excommunicateur ose le mot obscène de réunification : «Ce mot, ah ce mot ! Fallait-il donc ne pas le dire. Voilà, c'est dit, c'est écrit. Peut-être est-ce ma vocation que de faire le jacques ?», écrit-il dans sa Lettre à l'opinion éclairée. Ou encore : «Ma conviction, c'est que l'orthodoxie... il faut la laisser au XXe siècle. La psychanalyse est plurielle. Alors la paix des braves entre freudiens et lacaniens, je n'aime pas cette expression. Mais bon, pourquoi pas la paix des braves ?» «Avec lui pour chef», ironise Charles Melman. Qui ajoute encore : «Son problème est banal, c'est celui de tous les héritiers.» Un autre analyste ajoute, vachard bien sûr : «Attendez, s'il sort de sa tanière, c'est parce qu'il a subi récemment une scission gravissime dans son école.»

Alors, qui croire ? Peut-être que les réconciliations sont comme les divorces, affaires de mensonges. En tout cas, l'héritier a maintenant des petits-enfants, il est même devenu le beau-père d'un autre : «Mon gendre... Euh ?» Non, il ne voit pas ce qu'il y a à en dire. Quand on s'amuse à noter qu'il apparaît sur la scène publique alors que son frère (Gérard) est moins omniprésent à la télé, il se montre perplexe : «Ah bon, vous trouvez ?» En tout cas, ça fait plaisir à voir, JAM biche d'être interrogé. Mais il n'a pas le temps. Travaille comme un fou ; ses cours, ses livres, ses responsabilités éditoriales, son association. Et ses patients. Car comme il le dit sans s'étonner, un mois après la mort de Lacan, il s'est «autorisé» comme analyste. «J'ai eu le sentiment de ramasser dans le ruisseau l'enjeu de la psychanalyse.» Diable...

En tout cas, JAM reçoit des patients. Beaucoup. Il refuse de dire le prix. Comme son beau-père, il reçoit chez lui («C'est plus pratique»). N'est pas choqué que ses patients attendent en masse dans la salle d'attente. Les séances sont «plutôt courtes». «Les propos que je recueille en analyse sont uniques, lâche-t-il. Il n'y a aucune autre relation dans la vie qui donne accès à ces propos. Là, les masques tombent.»

On aimerait le croire. On rêve un instant qu'il s'y mette aussi, debout ou couché, silencieux ou bavard, mais qu'il laisse au vestiaire défenses, masques et Lacan. Et que ses mots perdent leurs tiroirs.

Le 11/03/2002
Par Eric FAVEREAU

photo FRED KIHN

«L'ortho-doxie... Il faut la laisser au XXe siècle. La psycha-nalyse est plurielle. Alors, la paix des braves entre freudiens et lacaniens, je n'aime pas cette expression. Mais bon, pourquoi pas la paix des braves?»