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Jacques-Alain Miller meneur de psys 

LE MONDE | 13.02.04

Le gendre de Lacan a pris la tête de la campagne contre le projet d'amendement visant à réglementer les psychothérapies. Dans son sillage, le Tout-Paris intellectuel est en émoi. Lundi 19 janvier, palais du Luxembourg, 15  heures. Escorté par quelques amies, Jacques-Alain Miller a dû laisser son chapeau Motsche et Fils au vestiaire, pour prendre place sur les banquettes en velours rouge qui surplombent l'hémicycle. Cigare en bouche, celui qu'on surnomme "JAM" s'empresse de dénombrer les présents. Combien seront-ils, le moment venu, pour  examiner le fameux amendement "Accoyer" visant à réglementer les psychothérapies  ?

Combien seront-ils, surtout, pour le refuser, ce projet "liberticide"contre lequel Miller et les siens se sont mis en campagne et, dans leur sillage, maintes figures du Tout-Paris intellectuel  ? "Pour l'instant, j'en compte seulement vingt-trois", soupire- t-il, tandis que le Sénat discute du "fléau de l'obésité" et de l'offre de produits sucrés dans les lycées.

Une heure et demie plus tard, nous y sommes. Et il s'agit d'être concentré. "C'est pas bien pour moi d'être au premier rang, il ne me vient que des bêtises de fond de classe", chuchote ce potache de 60  ans, le nez dans son cahier à l'effigie du Petit Prince. "C'est beau  !", lâche-t-il, quand s'élève la voix du communiste Jack Ralite, drapé dans une longue tunique noire, pour citer Aragon et dénoncer "l'autoritarisme rampant" d'un amendement qui viserait à "  normer", voire à "médéfier" la psychanalyse. Puis s'avance le socialiste Jean-Pierre Sueur. "Ah, cet homme est intelligent. Savez-vous qu'il est agrégé de grammaire  ?", s'exclame alors Jacques-Alain Miller, gendre de Jacques Lacan.

Ce jour-là, à coup sûr, le chef de l'Ecole de la Cause freudienne était dans son élément. C'est-à-dire dans la langue, et l'argument. Lisez Le Neveu de Lacan (satire dirigée contre Daniel Lindenberg, parue chez Verdier en 2003), assistez à l'un de ses "meetings", et vous en sortirez convaincus  : avant la psychanalyse, c'est un certain style, spectaculaire et ciblé, qui constitue son véritable objet  : "Il entretient un rapport unique à la langue et à la vérité, note le  cinéaste Benoît Jacquot. C'est quelqu'un qui ne ment pas. Ou alors seulement pour dire la vérité..."

A l'origine, ici, la passion de la littérature. Intense, envahissante même, au point de saturer les textes de cet ancien khâgneux, toujours emplis de citations et de pastiches  : ainsi le début de sa "Lettre à Bernard Accoyer" n'est-il qu'une reprise quasi littérale, sans guillemets ni référence, de la célèbre Lettre à Christophe de Beaumontsignée Rousseau. "C'est mon côté Lagarde et Michard", s'amuse Miller, dont les préférences vont plutôt au XVIIe  siècle  : "Corneille, c'était chez moi, j'allais jouer au jardin de la place des Vosges", se souvient cet enfant du Marais. "Telle est la loi du Ciel dont la sage équité  / Sème dans l'univers cette diversité"  : encore maintenant, c'est l'auteur de Cinna qui est convoqué quand il  s'agit de dire l'éparpillement du milieu "psy", et exhorter celui-ci à "une réunification d'un style inédit" (Lettres à l'opinion éclairée, Seuil, 2002).

Il n'y a nul hasard, dès lors, à ce que ce bachoteur, devenu apprenti philosophe et normalien, ait croisé le chemin de la Gauche prolétarienne. Après un passage par les étudiants communistes (où il était entré à  la demande d'Althusser, qui l'introduira à la lecture de Lacan), c'est tout naturellement qu'il a rejoint le gauchisme français en sa mouvance la plus littéraire, la plus ancrée dans la mythologie nationale  : "Le maoïsme, ce fut l'invention de quelques normaliens, basée sur le culte des grands hommes. Le style, la provocation, c'est tout ce qui en est resté." Miller a-t-il jamais cru au socialisme  ? C'est douteux. Du militantisme mao (cassage de gueule à Renault Flins, "bonne dégelée" au commissariat), l'ancien "lieutenant" d'Alain Geismar aura du moins gardé le goût de l'agit-prop conçue comme ruée verbale et comme emphase collective.

Un talent d'organisateur, aussi, doublé d'une rare capacité à fabriquer du matériel militant. Aujourd'hui encore, dans la salle à manger de son domicile parisien, rue d'Assas (là où Lacan vécut sa dernière année), en dessous d'une toile de Masson et au pied d'une commode où trônent les œuvres de Buffon, sont stockés tracts et affiches pour le prochain "Forum des psys". Et puis, en piles serrées, les revues Ornicar  ? et Elucidation, ainsi qu'un journal, Le Nouvel Ane, dernier-né de cet arsenal qui compte enfin un bulletin Internet - L'Agence lacanienne de presse, que JAM, aidé de sa "secrétaire" Nathalie Marchaison, nour-rit jour après jour en dépêches et auto- interviews. "Quand j'avais 8  ans, je voulais être journaliste. Mon modèle, c'était le Raymond Cartier de Paris Match", a-t-il justement confié devant la caméra d'Arielle Dombasle, lors d'un récent meeting à la Mutualité.

"Il n'eut pas le temps d'être marxiste  : déjà il était lacanien"  : dans la préface à ses écrits juvéniles (Un début dans la vie, Le Promeneur, 2002), celui qui utilise volontiers la  troisième personne du singulier pour se  mettre en scène revient sur son goût de "la prose vibrante". Celui-là même qui provoqua jadis son coup de foudre pour Lacan. "Je n'ai jamais douté de la tornade que son mince filet de voix déchaînerait tôt ou tard", écrit JAM, qui a lui-même choisi pour emblème un Eole (gravé par Dürer), dont la bouche souffle tempête. Pourtant, "monsieur Gendre" tient à marquer sa différence  : "Le style de Lacan était mallarméen, ramassé sur lui-même. La grammaire y était traitée comme une fille, si je puis dire, et la compréhension différée, suspecte. Je l'ai traduit en style voltairien, et rendu accessible, car ma jouissance à moi est de voir le petit éclair s'allumer dans les yeux des gens. Lacan, c'était l'obscur au sens d'Héraclite. Moi, j'apportais la lumière."

Style de lumière, style de combat aussi -  longtemps discret, et depuis peu tonitruant. Car ce "général aguerri" (Benoît Jacquot) a connu sa traversée du désert. Vingt ans durant, il aura bâti un empire, patiemment, dans l'ombre, multipliant groupes d'études et écoles, en France, mais aussi en Espagne ou en Argentine, pour construire l'Association mondiale de psychanalyse (AMP)  : "J'ai créé un monde. Désormais, il y a l'Internationale créée par Freud -l'IPA, freudienne-, et l'Internationale créée par moi -AMP, lacanienne-." Et soudain, en 2001, revoilà Miller, toujours au front, mais cette fois en pleine lumière. A l'occasion d'une passe d'armes avec la très orthodoxe Revue française de psychanalyse, "Divan le Terrible" est passé à la reconquête de Paris.

Or la plume de JAM n'est jamais aussi à l'aise que dans la geste pamphlétaire, quand il faut réfuter, moquer, blesser l'adversaire - y compris en faisant de piètres jeux de mots sur son nom. "La parole de Miller est en plein dans l'ambiguïté des Lumières, assure le psychanalyste Patrick Guyomard. Elle séduit, elle fascine, elle trompe aussi. En fait, elle se moque de la psychanalyse, qu'elle utilise dans un pur maniement de symboles, avec une capacité de dérision considérable, propre à faire croire tout et son contraire. "

JAM ne dédaigne pas une certaine éloquence vieille France, celle de son "cher Joseph de Maistre", et plus généralement pour l'Ancien Régime  : "Ce qui a scellé mon républicanisme, c'est Clermont-Tonnerre et l'abbé Grégoire. L'accueil des juifs par la République, je ne voyais rien de plus grand. Mais j'ai longtemps adoré les rois de  France. Je collais leurs photos dans mes cahiers  !", se souvient ce fils d'immigrés polonais qui mobilise spontanément la référence féodale pour évoquer sa relation à Lacan, lui-même fasciné par Maurras dans sa jeunesse  : "Quand j'ai rencontré Lacan, il avait 64  ans, j'en avais 20. Entre lui et moi, il n'y eut jamais cette rivalité dans laquelle la société marchande jette les gens. C'était plus médiéval  : un rapport d'hommes, de loyauté et de fidélité. J'étais son féal." Bien des années plus tard, lorsqu'il découvrit un livre intitulé Cher maître. Lettres à Charles Maurras à la devanture d'une librairie, en face du Palais-Royal, il entraîna son fils par le bras en disant  : "Entrons voir, je suis sûr qu'il y aura une lettre de ton grand-père"...

On comprend qu'en Bernard Accoyer cet amateur de duel et de tournoi ait trouvé son homme  : après trois ans de croisade pour une improbable "réunification" du milieu analytique, la tempête provoquée par ce projet législatif a entraîné un sursaut collectif quasi providentiel. "Les psys vous devront leur unité, M.  Accoyer", a-t-il ironisé. Et de fait, cet amendement (aujourd'hui enterré) sera du moins parvenu à susciter certains rapprochements, sans doute temporaires, mais hier encore impensables. Ainsi a-t-on pu voir JAM et Elisabeth Roudinesco, à la même tribune, main dans la main et poing levé, alors que l'historienne a toujours fait grief au "légitimisme millérien" d'avoir transformé le discours lacanien en "boîte à miracles pour sectes messianiques" (Jacques Lacan, Fayard, 1993). De même, plusieurs figures du milieu analytique sont-elles tentées de mettre une sourdine aux vieilles querelles (clinique, références théoriques, transcription des séminaires de Lacan, dont son gendre a la charge) pour faire front derrière JAM  : "Je ne suis pas de sa paroisse, mais dans cette affaire il a su trouver les mots justes et les appuis nécessaires contre l'hygiénisme sécuritaire en matière de santé mentale, assure le psychanalyste Roland Gori. Incontestablement, il s'est posé comme un leader politique, et c'est bien joué."

Des appuis, Miller en a trouvé quelques-uns, en effet. Au gré des hasards, des affinités. Philippe Sollers  ? Avec ce voisin, perdu de vue depuis des années, il a eu l'impression de reprendre "la conversation comme interrompue la veille". Bernard-Henri Lévy, qui a salué en lui l'un des trois "rois secrets de notre génération"(avec Jean-Claude Milner et Benny Lévy)  ? "J'ai croisé BHL quatre fois dans ma vie, mais il m'épate comme le comte de Monte Cristo. Il m'a demandé de participer à une soirée d'hommage à Benny Lévy. J'ai accepté, même si je n'ai pas lu son livre." Et puis encore les philosophes Catherine Clément, son nouveau "mentor", et Yves-Charles Zarka, que Miller n'a vraiment connu que dernièrement, lors d'un voyage en TGV.

Dans le monde politique, il a pu compter, à droite, sur les philosophes (et ex-maos) Blandine Kriegel et François Ewald, qui ont fait connaître ses arguments à l'Elysée  : "Je  suis lié à Jérôme Monod et à sa Fondation pour l'innovation politique -UMP-. J'ai essayé de lui faire comprendre les enjeux du débat sur la santé mentale", précise Ewald, qui fut l'élève de JAM à la Sorbonne, dans les années 1960. A gauche, c'est essentiellement Roland Dumas, jadis avocat de Lacan, qui a répondu présent  : "Jacques-Alain est le mari de Judith, la fille de Lacan, qui m'est sacrée, a-t-il confié au Monde. Je reste près de lui, et j'ai mis le paquet pour alerter mes amis sur le sujet."

Cela posé, il faut se garder de surévaluer le rôle de ces "réseaux" dans les succès millériens. C'est tout près de lui qu'il faut plutôt en chercher la clef  : parmi ses intimes, d'abord, au premier rang desquels, sa femme, Judith (qui depuis l'affaire Accoyer s'est laissée convaincre de signer à nouveau "Judith Lacan"), et son frère, le très médiatique Gérard. Ensuite et surtout, parmi les fidèles de la Cause. Toujours mobilisés, par centaines, hardis et dévoués  : "Vous n'imaginez pas le militantisme des gens qui l'entourent. Beaucoup se marient dans l'Ecole, ils y passent week-end et soirées. Tous ceux qui ont des responsabilités, notamment en province, ont un lien analytique, donc personnel avec Miller. Chaque semaine, ils viennent lui raconter leur vie. La confidentialité, ça crée des liens très forts, des logiques de passion, de trahison, bref ce "transfert de masse" que Miller a théorisé...", se souvient la psychanalyste Geneviève Morel, qui a rompu avec JAM en 2000, mais qui tient néanmoins à préciser qu'elle se sent solidaire de son actuel combat en défense de la  psychanalyse.

Et en défense d'une certaine idée de la France, au final, cette nation "fille aînée du freudisme" que Miller veut sauver de la "tyrannie du bien" - et ce par tous les moyens. Légaux, d'abord  : dans les semaines à venir, des dizaines de meetings sont prévus en province. Avec, à l'horizon, la présidentielle de 2007  : "Nous pouvons avoir une influence sur ces élections. Si le club Phares et Balises de Régis Debray a pu avoir un rôle en 1995, il m'étonnerait qu'un ensemble comme le nôtre, s'il se maintient, n'en ait pas." Mais par des voies subversives, aussi, puisque désormais JAM menace d'appeler les "psys" à la "désobéissance civile". Ultime bravade  ? "On ne met pas Voltaire en prison, disait de Gaulle. On verra s'ils osent y mettre le gendre de Lacan  !"

Jean Birnbaum