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Le beau-père, dans le souvenir de Jacques-Alain Miller:

«Il disait, j'ai toujours 5 ans»

Couchés
sur le
papier

Qu'est-ce qui vous reste, d'un point de vue affectif et sentimental, de votre beau-père?

Si je dois vous répondre de but en blanc, je dis: c'est sa voix, et c'est aussi son regard. Sa voix a changé au cours du temps, mais il a toujours gardé une diction d'une autre époque, toujours très tenue, cadencée. Sa voix jouait sur une gamme étendue, murmures, enflures, grincements, tonnerre, parfois elle se féminisait. C'était un instrument manié avec art, depuis la haute profération théorique affichant la précision jusqu'à des éructations polémiques, à un vibrato romantique, à la gouaille. Cette voix reste pour moi d'une grande présence dans le souvenir, émouvante quand j'ai l'occasion de la réentendre. Son regard. Il y en avait plusieurs, des regards de Lacan. Il y avait le regard malicieux de celui qui en dit ou qui en entend une bien bonne, et aussi ce regard retiré qui vous donnait le sentiment d'être considéré depuis un point situé très loin, et qui à l'occasion vous faisait dire vite. Ce qui me reste aussi bien présent, c'est la gaîté qui était la sienne. Il le disait: «Je suis gamin.» Un jour, nous nous amusions à table à dauber sur l'âge mental de chacun et il dit: «Moi, -j'ai toujours 5 ans!» C'était pour rire, mais c'était bien vu: un âge d'avant l'âge de raison, quand le désir et la demande s'accordent dans l'exigence, qui n'admet pas le non de l'autre.

Quand on vient vous voir et que l'on vous demande: il est où, Lacan, dans la société d'aujourd'hui?

Je me dis d'abord que celui qui pose la question répercute la nostalgie de la génération de 68 pour elle-même. C'est une génération qui a vu finir l'ère des révolutions. Ce qui s'est estompé en même temps, c'est la croyance à la vérité, disons même la tentation de l'absolu, à la Malraux. L'espérance révolutionnaire avait inspiré pendant un temps, dans les arts comme dans la littérature et dans la pensée, un style véhément, un haut-parler, une jactance, qui passe pour de l'intolérance, du terrorisme. Pensez au surréalisme, ou même à l'existentialisme, et encore au structuralisme, au moins tel qu'il a été reçu. Le surmoi n'est plus ce qu'il était! C'est maintenant: à chacun sa volupté. Et aussi: à chacun sa vérité. Et en sus: le marché pour tous. Chacun a droit à ses petites croyances tant qu'elles ne gênent pas les autres, des hobbies, alors que justement la vérité, c'est ce qui vaudrait que l'on dérange les autres. Lacan ne s'en privait pas. En même temps, il rappelait ce que permet et ne permet pas «LA structure». Le «père-sévère» est aux abonnés absents!

En somme, vous répondez qu'aujourd'hui ce qui marque la présence de Lacan, c'est son absence.

Belle formule. Mais il faut dire aussi que Lacan a beaucoup fait pour déshabiller le surmoi, pour éclairer sa nature pulsionruelle, son impératif de jouissance impossible à satisfaire. Et puis, il faut dire encore le contraire: que Lacan est partout, partout où il y a des psychanalystes. C'est un fait que, depuis vingt ans, il n'a pas été surclassé dans la psychanalyse comme «sujet supposé savoir», si bien que des courants qui étaient sourds> ou hostiles, ou qui l'ignoraient, ne parviennent plus à l'éluder. Leur propre malaise les rend curieux.

N'est-ce pas dire qu'il a été «digéré»?

Une fois qu'elle a été reçue, une vérité se laisse mal distinguer de la réalité. Cela s'est produit pour Freud. Lacan est devenu un classique, mais personne n'a le sentiment qu'il ait été «cub». Ses écrits conservent ce qu'il appelait un «pouvoir d'illecture». Et ceux qui s'aventureront dans le recueil des Autres Ecrits trouveront un autre Lacan. Dans les Ecrits, c'est le Lacan de la parole qui domine. La question centrale des Autres Ecrits, c'est la jouissance.

Donc, vous pensez que, non, on n'en a pas fini avec Lacan?

Il est très suffisamment indigeste pour qu'on ait encore longtemps à le mastiquer! il voulait ça. S'il avait voulu que tous ses séminaires soient publiés d'un seul coup, il s'y serait pris autrement! Il est plus probable qu'il ait voulu déjouer le désir d'en finir une bonne fois avec lui.

Dans la société, où aujourd'hui Lacan serait-il le plus refoulé?

J'aurais envie de vous répondre: en psychiatrie. Il serait plus juste de dire que c'est la psychiatrie elle-même qui se voit progressivement refoulée, émiettée, et c'est ainsi que bien des psychiatres l'éprouvent. Il y a d'ores et déjà une réduction sensible du nombre des psychiatres en formation. Lantique «Connais-toi toi-même», c'est fini. Maintenant, c'est plutôt: «Fonctionne!»

Comme si l'enseignement de Lacan avait abouti à son contraire...

Seulement Lacan y avait abouti de lui-même! Il est, dans son enseignement, passé à l'envers de son point de départ. Le Lacan des années 50 mettait au premier plan le rapport de l'homme à la vérité. Mais il a fini par donner à la vérité le statut d'une signification variable produite par le fonctionnement d'une chaîne signifiante. D'où la notion d'effet de vérité, et ce néologisme qu'il a créé, la «varité», qui réunit le mot de vérité et celui de variation. Autrement dit, lui-même a anticipé et accompagné la mutation qui a dévalorisé la vérité. Ce qui devient alors prévalent pour lui, c'est le symptôme. Non pas en tant que vérité refoulée qui fait retour, mais comme obstacle qui se met en travers du fonctionnement. C'est dans le symptôme, dans son circuit invariable ou dans son n¦ud impossible à défaire qu'il reconnaît a la fin ce qu'il appelle le «réel», ce que chacun a de plus réel.

On est dans une société où tout le monde essaye de s'adapter.

C'est ce qui fait d'autant plus saillir le réel du symptôme. La question est de savoir comment chacun interprète lui-même son symptôme: ce symptôme a-t-il quelque chose à dire, ou pas? C'est une question transindividuelle, de civlisation: les symptômes vont-ils redevenir muets?

A votre avis?

Mon idée, c'est que la psychanalyse a triomphé dans la civilisation, et que c'est cela même qui aujourd'hui lui fait difficulté. La psychanalyse a été reçue par-tout, elle est entrée dans la réalité, mais sous les espèces de: «Il faut donner du sens.» C'est par la psychanalyse, et Lacan y est pour quelque chose, que l'on a découvert les vertus pacifiantes de l'écoute et du sens Du coup, renversement dialectique: par tout on se sert de ces vertus à des fins d'anesthésie, aussi bien individuelle que sociale. On forme des équipes d'u rgence «psy» qui sont supposées se précipiter en même temps que les pompiers. Dès que l'on soupçonné un traumatisme psy chique, on appellc,«SOS-Sens». On le fait chez dans les écoles ou les entreprises. On met les chauffards en psychothérapie. On dépêche des psychologues auprès des éleveurs, traumatisés parle massacre du bétail.

Vous êtes contre?

Je constate. Tout cela est sorti de la psychanalyse, qui a pris le relais du sens religieux en l'allégeant de la censure. Le pouvoir politique aussi a découvert avec enthousiasme les vertus anesthésiantes du sens. Les plus hauts dirigeants, et de toutes tendances, ont appris a prendre la posture d'écoute. BilI CIinton faisait le psychothérapeute à l'américaine: «I feel your pain» - je ressens votre douleur. Le nouveau Président, Doublevé, tout en inaugurant une politique conservatrice radicale, joue la comédie de la compassion, au moins à destination de ses compatriotes. En fait, la généralisation du recours au sens, qui procède de la psychanalyse, a en reto ur un effet dissolvant sur elle.

Lacan est trop partout...

Non, Lacan avait senti monter la vague psychothérapique, et il élaborait au contraire une pratique «hors sens», non empathique, de la psychanalyse.

Aujourd'hui, où serait Lacan?

Où? L'espace est chose complexe. Vous savez l'usage que Lacan fait du conte de la Lettre volée, d'Edgar Poe. C'est une lettre, elle est là dans une pièce, la police cherche, ne la trouve pas, elle n'est nulle part. Se Dupin, le détective, la découvre, elle n'était pas cachée, elle était bien en évidence, mais sous une forme imprévue. Disons que Lacan est là à la façon de la lettre volée. Introuvable et évident.

Recueilli par ERIC FAVEREAU

Comme elle a pris goût à recopier le Dictionnaire de la psychanalyse de Roudinesco et Plon, la narratrice de l'Inceste de Christine Angot en vient à déclarer: «Lacan fit du mot d'esprit un signifiant, c'està-dire une marque par laquelle surgit un trait de vérité.» Du coup, contrairement à Lacan, elle veut la dire toute, la vérité: «On n'a rien, on na rien pour nous, et notre tête déconne Déconne, sortir, Ducon, ça veut dire, débloque. Notre tête déconne, tu comprends, elle sort du con, notre tête, mais où veux-tu qu'elle aille?» En cas d'inceste, la perversion, la «Version du père», sert pas mal aussi. Citer et utiliser Lacan, comme Freud ou Melanie Klein, permet donc de se coucher sur le papier plutôt que sur le divan.
Autre star, autre modalité d'injection, pas la peine de feuilleter longtemps Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq pour lire ceci: «Un soir, en rentrant de sa séance, elle avait noté cette phrase de Lacan: "Plus vous serez ignoble, mieux ça ira, mais ce n'est qu'un exemple dune vérité édictée plus haut: "il n'y a rien à tirer des femmes en analyse."» Et même s'il n'y était pas, on pourrait arriver quand même à trouver Lacan chez l'auteur plagiste, puisque Slavoj Zizek, professeur à l'université de Ljubljana, écrit dans la revue américaine Lacanian Ink que, «dans notre monde postmoderne, désenchanté et tolérant, la libération sexuelle est réduite à une participation apathique à des orgies collectives telles que les décrit les Particules élémentaires - l'impasse constitutive du rapport sexuel ("Il n'y a pas de rapport sexuel") atteignant ici un sommet accablant». Bref, dans la littérature moderne, rôdent les penseurs modernes, ce n'est pas une découverte.
Dans la génération précédente, on sait que Lacan hante en personne les Samouraïs de Kristeva ou nourrit le dialogue continu de Sollers avec la psychanalyse. Mais parmi ceux qui ont connu Lacan, lune des plus «influencées» est sans doute Hélène Cixous. Ses récits roulent sur des jeux de mots qui semblent illustrer la théorie lacanienne selon laquelle toute métaphore se structure de celle du nom du père. Ainsi dans Or, les lettres de mon père, ou bien dans Le jour où je n'étais pas là, où la narratrice comprend qu'elle a «nié» soi] enfant «niais». Il ne s'agit cependant pas chez Hélène Cixous d'une béate «application» des idées lacaniennes: elle en a fait son miel et a composé sa Propre musique.

E.Lo.