......• Inquiètude qui viens... - Acropole insolite

.............Armand Zaloszyc

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Dans son livre L’avenir d’une illusion paru en 1927, Freud évoque, en passant, le souvenir qui lui revient alors d’une « très remarquable expérience » qu’il lui était arrivé d’avoir : « J’étais déjà un homme d’âge mûr, écrit Freud, et je me tenais pour la première fois de ma vie sur la colline de l’Acropole à Athènes, parmi les ruines des temples, le regard sur le bleu de la mer. A ma joie se mêlait un sentiment d’étonnement qui me fit venir cette pensée : Also ist das wirklich so (Alors cela est réellement ainsi) wie wir’s in der Schule gelernt hatten (ainsi que nous l’avions appris à l’école). Faut-il qu’alors ma croyance (Glauben) à la réelle vérité de ce que j’entendais (an die reale Wahrheit des Gehörten) ait été sans profondeur ni force, pour que je puisse aujourd’hui être si étonné ! Mais, poursuit Freud, je ne veux pas trop insister sur la signification de cette expérience ; une autre explication de mon étonnement est encore possible, qui ne me vint pas à l’idée à l’époque, et qui est de nature de part en part subjective et en rapport avec la particularité du lieu.  » 1

Il semble bien que nous ayons là la première mention de l’épisode dont Freud, quelque dix ans plus tard, analysera, précisément, ce caractère de part en part subjectif et en rapport avec la particularité du lieu, dans la lettre à Romain Rolland de 1936, publiée dans l’Almanach de psychanalyse de 1937 sous le titre : « Un trouble de mémoire sur l’Acropole »2.

« Ma croyance à la réelle vérité de l’entendu »

J’ai mentionné quelques termes en allemand du texte de Freud. C’est qu’il y a deux ou trois petites choses, dans ce que dit Freud, que la traduction dont nous disposons, celle de Marie Bonaparte, a simplement escamotées. Par exemple, Freud se dit : « Also ist das wirklich so – alors c’est réellement (wirklich) ainsi ». Et puis, il fait une réflexion sur sa croyance d’écolier à « die reale Wahrheit (la réelle vérité) de ce qu’on peut entendre à l’école – die reale Wahrheit des Gehörten : la réelle vérité de l’entendu ». On ne peut pas, plus clairement que dans cette toute petite phrase de Freud, saisir ce qui différencie les deux mots Wirklichkeit et Realität, que le français traduit tous deux couramment par réalité.

Wirklichkeit est le terme d’origine germanique, c’est la réalité comme effectivité, opérativité, lieu de l’action (de l’action humaine aussi bien) : ici, c’est l’Acropole en tant qu’elle est le produit de l’opération des Grecs qui l’ont édifiée, qui y ont rendu leurs cultes, et aussi en tant qu’elle est le produit de l’opération du temps qui l’a rendue telle qu’elle est. Wirklichkeit, autrement dit, c’est la réalité, au sens courant du terme.

Realität est le mot d’origine latine tardive, et on peut voir ici que Freud l’emploie d’une manière tout à fait conforme à l’étymologie. Realität, c’est la réalité de la res, ce dont il s’agit, l’affaire dont il est question. C’est le sens dans lequel Lacan nous dit, par exemple, « De Alio in oratione (dans le discours de l’Autre) tua res agitur (c’est de ton affaire, c’est de toi qu’il s’agit)3 ». Realität est donc un terme qu’on traduira plus justement, pour le différencier du précédent, par réel (par le substantif : le réel). Qu’est-ce que ce réel ? C’est ce qui est au bout du discours, ce que le discours concerne, ce dont il s’agit dans le discours, mais qui ne saurait se confondre avec le discours. C’est la res en tant qu’elle échappe à l’adaequatio rei et intellectus, la chose en tant que l’intellect la cerne sans parvenir à la réduire – en un mot, la chose en tant qu’elle n’est pas, en tant qu’elle ne saurait être entièrement symbolisée. Et c’est bien, remarquons-le, le sens dans lequel Freud utilise ici l’adjectif real, qui correspond au substantif Realität : die reale Wahrheit des Gehörten (la réelle vérité de l’entendu) – c’est une cascade, une succession de termes : on a d’abord l’entendu (c’est-à-dire le signifiant, qui est ce qu’on entend), puis on a l’effet de vérité de ce signifiant (c’est-à-dire la vérité comme semblant), puis on a ce lien de famille de la vérité et du réel, qu’on peut exprimer ainsi : si nous disons que réel et semblant s’opposent, la vérité est le point d’impact du réel dans le semblant ; et, inversement, le réel est ce qui ne se résorbe pas dans le semblant. Je retiens de ceci que Realität est le réel au sens où l’on y parvient seulement par l’entremise du signifiant ; mais, en même temps, c’est le réel au sens où il ne se résorbe pas dans l’opération signifiante. Et c’est en ce point-là que Freud fait entrer en fonction la croyance, le Glauben, terme qui sert d’intermédiaire entre le semblant et le réel : « Faut-il qu’alors ma croyance à die reale Wahrheit des Gehörten, à la réelle vérité de l’entendu, ait été sans profondeur…. ! ».

Disons-le sans tarder : ces termes de Wirklichkeit, de Realität, de croyance sont les termes que nous retrouverons au centre du texte de la lettre à Romain Rolland.

« Un avenir inconnu et inquiétant »

Une indication : nous savons par Marie Bonaparte (la traductrice approximative de L’avenir d’une illusion) qui le confia à Jones, que Freud, sur l’Acropole, avait été saisi de la couleur ambrée des colonnes qui frappaient son regard comme de la plus belle chose qu’il eût jamais vue de sa vie4. Or, nous sommes avertis que le beau est le dernier écran avant l’horreur – c’est ce que Lacan nous apprend dans son Séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, et qui s’apparente à ce qu’écrivait Rilke dans la première "Elégie de Duino":

Car le beau n’est rien
que ce que, de l’effroi, nous pouvons tout juste supporter d’initial.

N’en venons-nous pas, par ce raccourci, à ce qui va être en question pour Freud sur l’Acropole, immédiatement au-delà de la beauté initiale qui le saisit d’abord ?

Voyageant avec Freud, nous voici ainsi arrivés à Duino, localité proche de Trieste, qui est d’ailleurs mentionnée par Freud parmi ses souvenirs de voyage, précisément dans l’analyse du « rêve du château au bord de la mer » dont l’interprétation nous dit que « derrière de joyeux souvenirs, il cache les allusions les plus attristantes à un avenir inconnu et inquiétant5 ».

Voici donc le mouvement général : c’est l’affrontement d’événements plaisants avec quelque chose qui, y faisant irruption, en trouble le plaisir. Si, comme Freud, nous situons la cause de ce trouble sur l’axe de la diachronie de l’existence, si nous disons qu’il s’agit de ce qui, dans l’avenir, est inconnu et inquiétant, nous comprenons alors pourquoi Freud a remis pendant si longtemps l’analyse de son « trouble de mémoire » sur l’Acropole. Car ce trouble est survenu lors d’un voyage qu’il a effectué en 1904, plus de vingt ans avant la première mention qu’il en fait en 1927. Et puis, il ne s’attelle à l’analyser que dix ans plus tard encore, en 1936 : « L’une de ces expériences que j’ai faite moi-même il y a de cela une génération – c’était en 1904 – et que je n’avais jamais comprise depuis, écrit Freud, m’est sans cesse revenue en mémoire ces dernières années sans que j’en pusse voir la raison. A la fin, je me suis décidé à analyser ce petit épisode et je vous communique le résultat de mon étude ». Qu’est-ce que cet « à la fin » où Freud finit par ne plus écarter de lui l’analyse de ce souvenir ? C’est le moment où il a lui-même rejoint son avenir inconnu et inquiétant, le moment où, comme il le dit tout au début de sa lettre, sa production est tarie, où il n’est plus qu’un homme appauvri – une notation d’impuissance qu’il reprend en conclusion de sa lettre : le souvenir de l’incident sur l’Acropole est « revenu si souvent le hanter depuis qu’il est vieux lui-même, qu’il a besoin d’indulgence et qu’il n’est plus en mesure de voyager ». Dans un commentaire qu’il avait fait de cette lettre à son cours de "L’orientation lacanienne", en 1995, Jacques-Alain Miller avait relevé ces notations de Freud pour les rapporter au moins phi de la castration6.

Ainsi, dès l’énoncé de la lettre à Romain Rolland, nous voyons celle-ci encadrée par l’idée de la castration, serrée entre les deux mentions que fait Freud qu’il a pu maintenant analyser le souvenir de l’incident sur l’Acropole à un moment de sa vieillesse où il a « rejoint moins phi » (l’expression fulgurante qu’emploie Jacques-Alain Miller). Si l’on veut bien y être attentif, ces mentions qui paraissent hors-texte, que la disposition typographique, que les conventions épistolaires paraissent mettre hors-texte, font en réalité partie du texte. C’est une leçon d’interprétation freudienne que nous donne Jacques-Alain Miller : les à-côtés font partie du texte qui nous est soumis, le cadre fait partie du tableau, et même – pour paraphraser Lacan – le non-su (l’avenir unbekannt et unheimlich, inconnu et inquiétant) s’ordonne, non pas diachroniquement, mais synchroniquement, comme le cadre du savoir qui est précisément le savoir que Freud va dégager, acquérir, conquérir par l’analyse à laquelle il soumet le souvenir qui le hante.

Les trois temps de l’énoncé dans « l’incident » de l’Acropole

Servons-nous maintenant, comme d’un guide, des réflexions que Jacques-Alain Miller faisait sur ce texte de Freud et, même si nous nous en éloignons un peu, ce sera comme pouvaient le faire les voyageurs du temps de Freud, sans quitter leur Baedeker.

La tonalité du texte de Freud est beaucoup plus joyeuse que, peut-être, je ne l’ai laissé entrevoir. Disons qu’il est, à cet égard, conforme à son intitulé : il s’agit d’évoquer un trouble, une Störung, et, bien entendu, on ne peut percevoir un trouble, un dérangement que par rapport à ce qui n’est pas troublé, que par rapport à ce qui est bonheur, calme et volupté. Aussi le texte de Freud est-il presque primesautier. Nous savons qu’il y évoque quelque chose « d’inconnu et d’inquiétant », et il le sait aussi. Il y a là, en somme, en sourdine, cette petite note pathétique que, par une suprême élégance, Freud ne nous fait entendre avec netteté que dans ce qui paraîtra d’abord n’être que les formules de politesse qui encadrent le texte proprement dit, au début et à la fin de la lettre.

Quelles sont les circonstances de cet écrit ? C’est une lettre qui entre dans un volume d’hommages à Romain Rolland à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire. Freud lui-même a alors 80 ans. Il s’aperçoit, en rédigeant sa lettre, qu’il y parle d’un voyage qu’il avait fait en 1904 (il avait alors 48 ans) en compagnie de son frère Alexandre de dix ans moins âgé que lui : tout se passe donc comme si, écrivant à Romain Rolland, il alignait, derrière Romain Rolland, son frère Alexandre, et aussi peut-être lui-même, celui qui, une dizaine d’années auparavant, avait repensé à l’épisode de l’Acropole et en avait écarté l’analyse.

Cette analyse consiste, comme le souligne Jacques-Alain Miller, à passer d’un énoncé n°1 qui vient à la conscience de Freud sur l’Acropole à un énoncé n°2 qui aurait dû logiquement lui venir (mais ne lui est pas venu) en passant par un énoncé n°3 qui, lui, n’est pas venu du tout à sa conscience. C’est donc le schéma de l’interprétation des formations de l’inconscient, des rêves, des lapsus ou des traits d’esprit : il s’agit de passer de l’énoncé manifeste (n°1) à l’énoncé latent (n°2) qui s’est exprimé, moyennant un certain nombre de déformations et de transpositions, dans l’énoncé manifeste. Mais il y a quelque chose d’autre encore : ce schéma nous fait passer du n°1 au n°2 par le biais de la reconstruction d’un énoncé n°3 jamais énoncé. Je vais y revenir.

Quel est l’énoncé n°1 ? C’est celui que nous avons déjà entendu exprimer dans l’évocation du trouble au chapitre V de L’avenir d’une illusion : « L’après-midi de notre arrivée, quand je me trouvai sur l’Acropole et que j’embrassai le paysage du regard, il me vint subitement cette étrange idée (Freud dit : der merkwürdige Gedanke, cette pensée remarquable) : « Also existiert das alles wirklich (Ainsi tout cela existe réellement) so wie wir es auf der Schule gelernt haben ?! (comme nous l’avons appris à l’école ?!)7 »

L’énoncé n° 2 auquel parvient Freud est l’énoncé sans déformation qui aurait dû être celui-ci : « Je n’aurais réellement pas cru (ich hätte wirklich nicht geglaubt) qu’il me serait un jour donné de voir Athènes de mes propres yeux, comme c’est pourtant maintenant indubitablement le cas8 ».

Une première strate de l’analyse de Freud parvient rapidement à dégager cet énoncé n°2. Mais c’est ici que se situe le problème qui se propose à Freud : pourquoi n’est-ce pas cet énoncé n°2, parfaitement préconscient, qui lui est venu, mais l’énoncé n°1 ? Il s’est interposé entre l’énoncé n°2 et l’énoncé n°1 quelque chose qu’il s’agit de reconstruire et qui a nécessité les déformations et transpositions qui nous font passer de l’énoncé n°2 (non dit, mais qui aurait dû être dit) à l’énoncé remarquable n°1, celui qui est venu à Freud. Et ce passage de l’énoncé n°2 à l’énoncé n°1 implique d’admettre un énoncé n°3 (n°3 dans l’ordre où il nous les découvre), jamais venu à la conscience de Freud, totalement construit par lui pour rendre compte des transpositions qui aboutissent à son idée étrange survenue sur l’Acropole. Cet énoncé n°3 est celui-ci, que Freud amène avec beaucoup de précautions : c’est qu’il aurait eu, ou aurait pu avoir, un instant, dit-il, le sentiment : « Was ich da sehe, ist nicht wirklich – ce que je vois là n’est pas réel ». C’est ce qu’on appelle, ajoute Freud, ein Entfremdungsgefühl, un « sentiment d’étrangeté »9.

Une incroyance et la conjoncture d’existence

Après avoir ainsi ponctué le texte de Freud, et avant de poursuivre, revenons brièvement sur nos pas pour préciser quelques points intermédiaires.

La première réflexion freudienne porte sur la « reale Wahrheit des Gehörten », (comme il disait dans L’avenir d’une illusion), sur la réelle vérité de l’entendu – c’est-à-dire sur la connexion du réel et du semblant, plus exactement sur la connexion du réel et du signifiant. C’est cette connexion, quand elle se fait, qui s’appelle Wirklichkeit, réalité. Tandis que, lorsque cette connexion est problématique, alors on a l’énoncé n°3 : ce que je vois là n’est pas wirklich, n’est pas réel. Freud illustre cette réflexion en faisant appel au monstre du Loch Ness, par excellence illustration du « Gehörten », de l’entendu, c’est-à-dire de la puissance de fiction du signifiant. Tout se passe comme si, tout à coup, vous promenant en Ecosse sur les rives du Loch Ness, vous tombiez nez à nez avec ce qui, par excellence, figure la référence vide : ce monstre du Loch Ness dont nous avons toujours entendu parler et n’avons jamais cru qu’il existe. Tombé nez à nez avec lui, vous seriez bien contraint d’avouer : Also existiert sie wirklich, ainsi il existe réellement, ce serpent de mer auquel nous n’avons jamais cru. Au fond, il s’agit ici d’une antinomie entre, d’une part la puissance d’irréalisation du signifiant qui absentifie, qui négative la référence, et d’autre part l’émergence d’un impossible (d’un réel relatif à tout ce discours sur le monstre) sous la figure imaginaire du monstre du Loch Ness – c’est-à-dire qu’il s’agit d’un conflit, à l’intérieur même de la Wirklichkeit, à l’intérieur même de la réalité, entre le symbolique et le réel. Si l’on ne peut pas les concilier (réduire leur caractère unverträglich – suivant le terme qui centrait la conception des « psychonévroses de défense »), le sentiment de la réalité ne reste pas intouché. C’est, nous explique Freud, ce qui se produit pour lui sur l’Acropole : « D’après le témoignage de mes sens, je suis maintenant sur l’Acropole, seulement je ne peux pas le croire » – ce que Freud qualifie d’incroyance, de doute quant à un bout de réel (dieser Unglaube, dieser Zweifel an einem Stück der Realität).

Aussi l’incident témoigne-t-il, pour Freud, d’une schize du sujet entre certitude et doute, comme le dit Jacques-Alain Miller : entre certitude d’un réel et doute, incroyance, refus de croire à ce réel. D’un côté, il existe donc réellement, ce serpent de mer (also existiert sie wirklich), qui est la butée de l’incroyance sur l’existence wirklich, sur le témoignage des sens ; de l’autre côté, l’étonnement que l’existence réelle (die reale Existenz) d’Athènes et de l’Acropole aient pu être jamais l’objet d’un doute, d’une incroyance, et nous avons ici la butée sur l’incroyance de l’existence real, de l’existence en tant qu’elle n’est pas résorbable dans le signifiant dont elle se déduit. Et c’est donc ce qui fait que, des deux côtés, nous avons l’incroyance – ce qui explique que Freud puisse dire que le contenu essentiel de la pensée qui a surgi en lui est une incroyance (ein Unglaube). Je remarque simplement que l’affect de cette incroyance est le sentiment d’étrangeté, tandis que l’affect de la certitude est l’angoisse. Ce n’est donc pas le même affect. Ou, pour le dire plus exactement, le sentiment d’étrangeté est l’affect qui connote la schize du sujet entre certitude et incroyance – c’est-à-dire la coexistence entre certitude et incroyance.

Ce sentiment a son aspect pathétique, il a aussi son aspect comique. Il a son aspect pathétique lorsqu’il manifeste la division du sujet. Mais distribuez-en les termes sur des sujets différents, et vous en obtiendrez un effet comique. C’est, par exemple, le cas dans la petite scène qu’imagine Freud avec le monstre du Loch Ness : certitude et incroyance se distribuent alors entre le narrateur et le personnage du promeneur. Certains analystes ont vu, dans le corps du célèbre monstre que Freud convoque, un symbole phallique. Pourquoi pas ? Il s’agit bien en effet de la question de la référence vide – ce à quoi le phallus est spécialement préposé, puisque le phallus est tout d’abord le phallus maternel. C’est ce type d’observation qui fait dire à Lacan que le surgissement du phallus est l’élément central de ce qu’il appelle « le comique pur ». Et l’on voit donc bien surgir cet objet, autrement voilé dans la division entre certitude et incroyance, lorsqu’elle fait l’objet d’une distribution subjective.

Une historiette que contait Maurice Genevoix10 le montre assez bien, il me semble. Un chasseur, très en retard sur son rendez-vous de chasse, se hâte sur le sentier détrempé pour rejoindre ses amis, les premiers coups de feu retentissent déjà, lorsqu’il est stoppé par un appel : – « Monsieur ! Monsieur ! ». Personne ! – « Monsieur !  Monsieur ! ». Et sur le sol, en abaissant le regard, il aperçoit une toute petite grenouille qui l’implore du bord d’une flaque : – « Monsieur ! Je suis une princesse, j’ai été métamorphosée, et… ». –Pff ! Pas le temps ! Il prend la grenouille, la fourre dans la poche de sa vareuse, court et se hâte pour aller chaser.

Le soir vient, après une rude journée, il rentre chez lui, fourbu, jette ses habits, se couche, et  :– « Monsieur ! Monsieur ! » – La grenouille ! Il l’avait oubliée ! « Un baiser, et je redeviendrai une princesse… ». Que risquait-il ? Il approche la grenouille, lui donne un baiser, et voici qu’il serre dans ses bras une splendide créature.

C’est alors que la femme du chasseur entra dans la chambre – et jamais, ajoutait Maurice Genevoix, elle ne voulut croire à l’histoire de la grenouille !

Le phallus, sous les espèces de la jeune beauté, surgit bien d’en deçà de ses voiles pour séparer l’homme et la femme. Mais si c’est bien le phallus qui est montré surgir, cela tient essentiellement à la note finale qui fait basculer la croyance engendrée par la fiction vers l’Unglaube, l’incroyance – corrélative ici de ce qu’on pourrait appeler la survenue du principe de réalité.

Les explications de Freud

Revenons à l’analyse de Freud. Comment expliquer la pensée déconcertante survenue sur l’Acropole ? On peut opposer la connaissance par ouï-dire et le fait de voir quelque chose de ses propres yeux : tout se passe ici comme si Freud mettait en doute la parole de l’Autre du temps de l’école – c’est une petite pointe d’hystérie, note Jacques-Alain Miller. Mais cette explication ne satisfait pas Freud. Non ! Il se réfère à ce qui s’était passé à Trieste, relève le trouble de l’affect qui s’y était produit, et corrèle à cette mauvaise humeur de Trieste l’idée survenue sur l’Acropole. Probablement, ce qui lui fait penser qu’il y a une étroite solidarité entre les deux phénomènes est l’affect qui, dans l’un et l’autre cas, le surprend : Verstimmung (mauvaise humeur) à Trieste, Entfremdungsgefühl (sentiment d’étrangeté) sur l’Acropole. Et, nous dit Freud, dans la mesure où le premier phénomène est plus facile à comprendre que le second, il est possible que celui-là nous aide à expliquer celui-ci.

Or, de quoi s’agissait-il à Trieste ? C’est que le désir des deux voyageurs ayant été énoncé par l’Autre, leur désir ayant été identifié par l’Autre, ce ne sont plus qu’obstacles qui s’élèvent, dans la discussion, contre la réalisation possible de ce désir. Autrement dit, nous observons ici l’expérience de la coïncidence du désir avec la défense contre le désir, l’expérience du désir coïncidant avec la barrière contre son accomplissement. C’est l’analyse que Freud va appliquer à l’épisode de l’Acropole. Quel était l’énoncé de la difficulté de Trieste ? Freud le note sans ambages – c’est aussi l’énoncé d’un Unglauben, d’une incroyance : « Il nous serait donné de voir Athènes ? Allons donc ! Il y a trop d’obstacles ». Le même élément d’incroyance devra donc s’appliquer lorsqu’il se trouve vraiment sur l’Acropole, c’est-à-dire lorsque son désir a trouvé sa satisfaction : l’incroyance, alors, ne se porte plus sur la possibilité que le sujet Freud puisse se trouver sur l’Acropole – elle touche, maintenant qu’il s’y trouve en effet, la possibilité de l’Acropole même : « Ce que je vois là n’est pas réel ». Tel est l’énoncé reconstruit auquel parvient Freud. Jacques-Alain Miller, notant que cet élément d’incroyable tient au désir satisfait, ajoute qu’au fond, la réalisation du désir est faite pour le rêve, que chaque fois qu’il y a du désir réalisé, on peut dire qu’il y a un effet de rêve, et que c’est précisément ce que nous rencontrons dans l’épisode freudien.

Freud, à sa façon, fait la même remarque vers la fin de son analyse de l’épisode11 : parlant de sa jeunesse, il écrit que « so weit zu reisen » (voyager si loin), « es so weit zu bringen » (aller si loin), lui paraissait alors hors de toute possibilité, que son désir de voyager était une réplique à son insatisfaction quant à Haus und Familie, quant à la maison et à la famille, et que toutes ces réalités (Wirklichkeiten) qu’on atteint par les voyages avaient été longtemps « ferne, unerreichbare Wunschdinge », des choses désirées lointaines et inaccessibles.

En fonction de cette histoire, Freud trouve d’abord, pour rendre compte de l’énoncé n°1 qui se produit sur l’Acropole, un énoncé n°2 qui, s’il n’y avait pas eu de déformation, aurait dû être un autre mode d’expression de l’incroyance : « Je n’aurais réellement pas cru qu’il me serait donné un jour de voir Athènes de mes propres yeux, comme c’est pourtant indubitablement le cas maintenant ». Autrement dit (énoncé, mettons no2 bis) : « D’après le témoignage de mes sens, je suis maintenant sur l’Acropole, et je ne peux pas le croire ». Mais ce n’est pas cet énoncé qui a surgi dans l’esprit de Freud. C’est, au contraire, l’énoncé n°1, et c’est ce dont Freud veut rendre compte. Il en rend compte par un double déplacement :

1) un déplacement vers le passé (le je ne peux pas le croire ne sera plus au présent, mais au passé)

2) un déplacement du sujet du désir vers l’objet perçu (l’incroyable n’est plus que je sois ici, mais que l’objet perçu soit là. C’est l’énoncé reconstruit : ce que je vois là n’est pas réel).

A vrai dire, les deux déplacements ne sont pas du tout équivalents. Freud le note : « Les deux sortes de déformations représentent deux problèmes indépendants l’un de l’autre ». Et, tandis qu’il explique aisément le premier type de déplacement, le déplacement vers le passé (je me souviens que, dans le passé, j’ai douté de quelque chose qui avait affaire avec cet endroit), ce n’est que par un saut qu’il parvient à faire entrer en jeu le deuxième type de déplacement. Et ce saut produit l’énoncé n°3, l’énoncé reconstruit qui résout, nous dit Freud, toute la situation. Il vaut la peine de suivre Freud mot à mot pour bien voir ce saut : « Jusqu’ici je n’ai assurément pas réussi à éclairer le déroulement des faits, c’est pourquoi je me bornerai à dire pour finir (c’est un court-circuit : darum will ich kurz abschliessend sagen : je veux dire en court-circuit) que toute cette situation apparemment confuse et difficilement descriptible se résout d’un coup si on admet qu’alors, sur l’Acropole, j’eus ou j’aurais pu avoir un instant ce sentiment : ce que je vois là n’est pas réel ». C’est le sentiment d’étrangeté.

Le sentiment d’étrangeté

Freud définit les sentiments d’étrangeté par deux caractères :

1) ils ont un rôle de défense, ils veulent éloigner quelque chose du Moi, le nier (verleugnen, nous traduirions maintenant par : le démentir).

2) ils ont une dépendance à l’endroit du passé, à l’égard du trésor de souvenirs du Moi et d’expériences douloureuses passées qui peut-être sont tombées, depuis, sous le coup du refoulement.

Un mot rapidement de chacun de ces caractères du sentiment d’étrangeté :

1) Son rôle de défense contre l’insupportable (Abwehr des Peinlich-Unerträglichen) – traduisons : la défense contre l’impossible à supporter. Le sentiment d’étrangeté joue son rôle dans la défense en opérant un démenti : non, cela n’est pas. Le sujet ne veut pas savoir que c’est arrivé. On a donc, avec cette négation de type démenti, une défense contre l’impossible à supporter12. Et cette défense même appelle contre elle une seconde défense, qui est une tentative de se défendre du sentiment d’étrangeté (einen Versuch, mich dessen zu erwehren), tentative qui réussit au prix d’un énoncé falsifié sur le passé13. Telles sont donc les deux sortes de déformations qui constituent deux problèmes indépendants l’un de l’autre, les deux modalités de déplacement, dont parlait Freud, résultant de ces deux modes de modification. Jacques-Alain Miller décrit ce double processus comme l’empilement de deux défenses.

2) A présent, après avoir évoqué le premier caractère général des sentiments d’étrangeté qui est leur caractère de défense, disons un mot de leur second caractère général qui est leur rapport aux expériences douloureuses précoces peut-être refoulées et au trésor de souvenirs du Moi. Mais n’allons-nous pas dans cette description reconnaître le fantasme ? Notons, à vrai dire, que dans l’analyse qu’il fait de ce texte, Jacques-Alain Miller ne le traite pas autrement. D’abord, il discerne les trois énoncés de Freud, et distingue l’énoncé reconstruit, qui n’est jamais venu à la conscience, exactement sur le modèle des trois temps du fantasme  « On bat un enfant », dont le deuxième temps est reconstruit, jamais venu à la conscience du sujet. Ainsi, il prend, sinon ce modèle, du moins la matrice qu’il offre pour distinguer le statut particulier de l’énoncé reconstruit. C’est ce que j’ai accentué14.

En deuxième lieu, c’est ici que Jacques-Alain Miller développe l’incidence de l’objet a dans l’épisode de l’Acropole. Et par là il permet de comprendre de manière vraiment novatrice ce que dit Freud.

Le père freudien et son au-delà

Tout se joue autour des souvenirs de Freud à propos de « Haus und Familie », de la maison et de la famille, et ces souvenirs convergent sur le père de Freud, et plus précisément sur le père en tant que les fils le surpassent. Par eux-mêmes, nous dit Freud, les thèmes d’Athènes et de l’Acropole comportent une allusion à la supériorité des fils qui ont progressé dans la vie « weiter… als der Vater – plus loin que le père ». Nous retrouvons ici, comme Granoff l’avait déjà remarqué15, le thème du voyage au loin qui faisait rêver Freud et dont sa présence sur l’Acropole est une réalisation. Aussi celle-ci est-elle en même temps la réalisation d’avoir fait mieux que le père, d’être allé plus loin que le père. Or, nous dit Freud, tout se passe comme si l’essentiel dans le succès était de faire mieux que le père, et comme s’il était toujours interdit de vouloir surclasser le père. Il y a donc un interdit de dépasser le père. Et il doit donc se nouer, nous dit Freud, à la satisfaction d’être allé aussi loin, un sentiment de culpabilité. A cet égard, la double défense est là pour éviter la culpabilité d’avoir fait mieux que le père.

Mais il s’agit, avec ces réflexions, des coordonnées signifiantes du père telles que Freud nous en donne la brève et parlante description. Il s’agit, au fond, du père paisible, du père mort (c’est ce que nous dit la citation de Napoléon : « Que dirait Monsieur notre père s’il pouvait être ici maintenant ? »). C’est donc le père du pacte et de la pacification. Or, nous avons vu, dès le début de l’épisode, se produire l’appel à ce père-là, l’appel au signifiant paternel interdicteur – puisque, par exemple, l’un des obstacles que soulevaient les deux frères à l’encontre du voyage à Athènes était qu’on ne les laisserait pas entrer en Grèce sans passeport. Et cet appel au signifiant paternel s’est montré alors, à Trieste, bien insuffisant, bien impuissant à apaiser l’humeur troublée, la Verstimmung, des deux hommes.

Non ! Ce n’est pas pour l’essentiel de ce père-là qu’il s’agit dans le texte de Freud. Non, pas le père du pacte. Précisément, le pacte de la névrose était de ne pas le dépasser – et il avait été dépassé par ses fils. Et justement, nous le voyons ne pas rester passif dans cette situation de triomphe des fils, et c’est à ce père, non pas passif, mais actif, non pas paisible mais féroce, que Freud a affaire sur l’Acropole. Lui-même, d’ailleurs, en comparant l’épisode de l’Acropole avec le type qu’il a dégagé de « ceux qui échouent du fait du succès », il mentionne l’incidence de l’intervention sévère du surmoi. Mais ce que Freud aperçoit, Jacques-Alain Miller nous en donne sensationnellement l’articulation exacte à partir du développement du mathème

Ce qui se produit dans le trouble de la perception contre lequel Freud s’est défendu alors, c’est l’émergence du regard du père, l’émergence du père, non comme instance, mais comme objet a, comme regard de reproche inextinguible. Comment les choses se passent-elles ? Dans le champ scopique, le regard comme objet a se trouve normalement réduit à une fonction punctiforme, évanescente. C’est la thèse qu’avance Lacan dans son analyse de la vision et du regard du Séminaire des quatre concepts16. Prenons appui sur cette thèse, et voyons ce qui s’ensuit.

Le regard se trouvant réduit à ce point, et sachant que l’objet a symbolise la castration – c’est ce qu’exprime notre mathème – on saisit alors que la pulsion scopique, comme le dit Lacan, soit, des pulsions, celle qui élude le plus complètement le terme de la castration.

Telle nous est donnée la condition à laquelle ce que nous voyons nous apparaît comme indubitablement réel. Remarquons que c’est dire la même chose que de dire que « le champ de la réalité ne se soutient que de l’extraction de l’objet a17 », ou, encore, de dire que le champ scopique voile la castration.

En somme, ceci est notre point de départ, dont nous ne faisons maintenant que développer les conséquences immédiates : supposez en effet que l’objet a ne s’efface pas – vous obtenez aussitôt une tache dans le champ scopique. C’est cette tache qui va fonctionner comme un regard porté sur vous dans le spectacle du monde. Evidemment, il faut bien voir que c’est à partir de ce type de phénomènes, à partir de la dysharmonie qu’ils provoquent, qu’on a déduit que, dans les conditions normales, ces phénomènes n’ayant pas lieu, c’est que le regard est effacé du champ scopique. Mais une fois ce point établi, il est licite de faire la déduction en sens inverse comme s’il s’agissait d’un axiome.

A partir de ce point de vue, que s’est-il donc passé sur l’Acropole ? Freud le dit immédiatement après avoir mentionné la pensée déconcertante qui lui est venue devant le spectacle qu’il voyait (l’énoncé n°1). Que nous dit Freud ? Il évoque la schize, la division où il se trouve entre deux personnes : l’une qui doit bien admettre l’existence du monstre du Loch Ness ; et l’autre qui eût attendu de lui sur l’Acropole, plutôt que l’expression de cette pensée déconcertante, eine Äusserung der Entzückung und Erhebung, une expression du ravissement et de l’exaltation – autrement dit, une surjouissance, un plus-de-jouir intense. C’est précisément cette jouissance intense du spectacle tant désiré de l’Acropole qui se trouve barrée, et remplacée par la pensée insolite, par le sentiment d’étrangeté, après avoir été anticipée par la mauvaise humeur de Trieste. Comme le dit Jacques-Alain Miller, « ce qui trouble la perception du spectacle tant désiré de l’Acropole est exactement le regard du père qui porte sur les deux frères en train de jouir », dans un « véritable inceste visuel », et « c’est alors que la figure du père se lève ».

Notre mathème nous est-il d’une aide quelconque pour saisir ce dont il s’agit ?

(a) est le plus-de-jouir intense qui s’élève en eux au spectacle de l’Acropole. Ce n’est pas un petit événement punctiforme et évanescent – et par là même, faisant tache dans le spectacle, ce petit a devient aussitôt le regard de l’Autre paternel sur ses deux fils.

Oui, mais pourquoi cette jouissance fait-elle tache ? Pourquoi n’est-elle pas simplement paisible, voire sublime ? Mais, parce que le regard de l’Autre paternel est ici appelé comme ennemi de leur jouissance – selon la norme oedipienne, précisément.

C’est pourquoi le regard paternel porté sur eux est un regard de reproche : n’ont-ils pas, en effet, bravé l’interdit paternel ? Oui, mais c’est au prix de l’empilement des défenses que la lettre de Freud, justement, examine.

Nous l’avons posé comme un axiome : le sentiment de réalité – le fait qu’on ne doute pas que ce qu’on voit est réel – est lié à l’effacement punctiforme de l’objet regard. A l’inverse, si l’objet regard marque sa présence, comme c’est le cas ici, il se produit un sentiment d’irréalité : ce que je vois là n’est pas réel. Nous avons vu que ce sentiment d’irréalité est déjà une défense : c’est une défense contre la surjouissance dont émerge le regard de l’Autre. Et c’est contre ce sentiment d’irréalité, qui est déjà une défense, que se produit une autre défense qui est, à proprement parler, le trouble de la mémoire.

Mais où est donc ce regard ? Il nous est tout à fait possible de le préciser. L’amorce de ce regard, nous la connaissons déjà par la confidence de Freud à Marie Bonaparte : c’est le reflet ambré des colonnes du Parthénon. C’est de là que se lève ce regard qui trouble la perception du spectacle : c’est-à-dire que « le regard du père se lève de l’Acropole elle-même » (J.-A. Miller).

Et c’est ici que notre mathème nous permet d’en dire encore un tout petit peu plus : non seulement l’objet a n’est plus évanescent, mais le dénominateur de notre fraction, ce que Lacan appelle « le terme de la castration » (c’est-à-dire le terme qui est au dénominateur), ce terme lui non plus n’est plus voilé. Or, le terme de la castration est identique, cela nous le savons, au sujet barré, comme sujet barré du désir et comme sujet barré de la jouissance. Et là, que voyons-nous ? C’est le secret de la scène. C’est qu’elle a un côté odd, un côté étrange et insolite, cette scène où ces petits juifs (les incarnations du $) arrivés aussi loin et aussi haut que l’Acropole surjouissent du spectacle et, par là même, engendrent le regard qui se lève de ce spectacle, et qui les trouble. Comme l’énonce Jacques-Alain Miller : « Ces deux petits juifs de Moravie font tache dans le tableau où resplendit la beauté grecque ». Et il ajoute, conformément au mathème : « La beauté du spectacle recèle le plus-de-jouir, et par là elle cache le regard du père ».

A quelle condition peut-on dire : ce que je vois là est réel ? C’est à la condition du refoulement du sujet barré et de l’extraction de l’objet a regard et plus-de-jouir. Dans le cas contraire, ainsi que le rappelle Jacques-Alain Miller, émerge l’énoncé du démenti et le sentiment d’étrange irréalité.          

Ce qui reste cependant à demi-voilé encore derrière ce rapport, même dysharmonique, même rompu, derrière ce face-à-face du sujet du désir et de l’objet regard, c’est l’horreur de la castration qui est normalement cachée dans le champ scopique. Elle apparaît cependant, mais c’est aux marges de la lettre de Freud, alors qu’elle en constitue secrètement le foyer central.

Et c’est pourquoi Freud peut conclure en disant : « Ce qui avait troublé la jouissance de notre voyage à Athènes était donc « eine Regung der Pietät – une motion de piété ». Autrement dit, au-delà de la défense faite au sujet par le père, c’est une défense du père et, au-delà même de celle-ci, une défense du sujet par le père. Et c’est ce qui fait que l’ensemble problématique de la lettre de Freud nous montre toute la précision, toute la complexité de l’inconscient convoqué pour faire écran au réel dont procède ainsi la castration, sous l’appel fait au regard du père : désir comblé – ravissement manqué. Peut-être ceci nous donne-t-il aussi une indication sur la raison inconsciente (ou du moins non explicitée) qui conduit Freud à adresser l’analyse de ce souvenir-ci, et de ce trouble-ci, à Romain Rolland nommément. N’était-ce pas en effet déjà à cet interlocuteur qu’il avait dit, concernant ce que celui-ci appelait le « sentiment océanique », à quel point lui-même, Freud, était peu disposé à ce type de ravissement ? C’est ici que se noue la question, sur le rapport de Freud à l’Un18.


1 Freud S., L’avenir d’une illusion, PUF, Paris, 1971, chap. V, p. 36 – G.W., XIV, p. 347.

2 Freud S., « Un trouble de mémoire sur l’Acropole. Lettre à Romain Rolland », Résultats, idées, problèmes II, PUF, Paris, 1985, pp. 221-230 – G.W., XVI, pp. 250-257.

3 Lacan J., Ecrits éd. du Seuil, Paris, 1966, p. 814.

4 Jones E., La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, tome II, chap. 1, PUF, Paris, 1972, p. 25.

5 La traduction de Rilke est celle que cite Jacques Nobécourt, qui attire aussi l’attention sur le rêve du château au bord de la mer, dans son article : « Freud et le “Triskeles” », Critique n°435-436, août-septembre 1983, p. 607. Cf. Freud S., L’interprétation des rêves, PUF, Paris, 1967, p. 398 – G.W., II/III, p. 469 – « gerade hinter dieser Reminiszenz frohesten Lebensgenusses verbirgt der Traum die betrübensten Gedanken an eine unbekannte und unheimliche Zukunft. »

6 Miller J.-A., « Silet », cours de « L’orientation lacanienne » du 7 juin 1995. Sauf indication contraire, le présent chapitre se réfère à ce cours.

7 Résultats, idées, problèmes II, o.c., p. 223.

8 Ibid., p. 225.

9 Ibid., p. 226.

10 dans une interview télévisée que je rapporte de mémoire (et dont je n’ai aucune référence).

11 o.c., p. 229.

12 Ibid., p. 227.

13 Ibid., p. 226.

14 Jacques-Alain Miller (l.c.) met ceci en valeur dans la numérotation des énoncés (procédé simple –encore fallait-il y penser ! – dont l’effet d’éclaircissement est saisissant). J’ai modifié ici cette numérotation pour la faire aller suivant l’ordre où ces énoncés sont produits dans le texte freudien.

15 Granoff W., Filiations, éd. de Minuit, Paris, 1975, pp. 484-487.

16 Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, éd. du Seuil, Paris, 1973, pp. 73-74.

17 Lacan J., Ecrits, o.c., p. 554.

18 Freud S., Malaise dans la civilisation, chap. I, G.W., XIV, p. 430.

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