......• Intime exposé, intime extorqué
.........Gérard Wajcman

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Ce n'est pas moi qui est trouvé ce titre, "les frontières de l'intime", c'est Murielle Gagnebin. Comme cela se passe parfois avec les âmes amies, elle a vu plus vite et mieux que moi ce qui pouvait m'importer - et qui, je crois, importe. L'intime, bien sūr, n'est pas tombé du ciel, puisqu'un livre que j'ai consacré aux fenêtres tendait justement à définir les conditions de possibilité de ce noyau subjectif qu'on nomme l'intime. J'ai supposé en effet que ce n'était pas un donné, mais que l'intime avait une structure singulière, et une histoire, qu'il n'y avait donc pas d'intime de toujours - ni forcément à jamais. Je l'ai pour finir circonscrit comme un lieu, d'essence à la fois architecturale et scopique: l'espace où le sujet peut se tenir et s'éprouver hors du regard de l'Autre. Un espace en exclusion interne, une île, ce qu'on nomme à l'occasion le chez-soi, où le sujet échappe à la supposition même d'être regardé. C'est la possibilité du caché. Il peut se faire qu'il n'y ait pour un sujet aucun lieu où il puisse ainsi échapper à cette supposition. Cela donne une idée de l'enfer. S'il est d'essence architecturale, ce lieu ne s'incarne pas nécessairement dans une architecture. Et on peut se sentir chez-soi de façons diverses, dans une foule, pourquoi pas?, à l'hôtel, en pleine nature. Qu'il aille de soi qu'on puisse se sentir chez-soi chez l'Autre réclame de sophistiquer un peu la notion d'intime.

Avec une naissance historique de l'intime, mon hypothèse concerne le fait que celui-ci aura pris corps dans un domaine a priori inattendu, ni dans celui du droit, où s'élabore pour partie l'idée du "privé", ou de la philosophie, mais dans l'art. Dans d'architecture, je l'ai évoquée; pourtant ce ne n'est pas là que l'intime a été conçu et pensé. C'est dans la peinture. Cela a eu lieu à la Renaissance. D'un trait: l'intime s'est instauré avec l'instauration du tableau moderne, défini par Alberti comme "fenêtre ouverte". Donnant à cela la plus grand extension, j'envisage que le tableau moderne aura, d'un même geste, instauré l'idée cartésienne que l'homme a désormais droit de regard sur le monde, avec Dieu, et défini l'intime comme ce lieu dans le monde où l'homme peut se tenir séparé du monde, d'où, par la fenêtre, en secret, il peut le contempler, et où, hors de tout regard, il peut se regarder lui-même. S'il est ce que je dis, à la fois source de la puissance de l'homme qui s'approprie le monde par le regard, et berceau de ce territoire intérieur où se déploie l'intériorité, on m'accordera que j'ai quelque raison de tenir l'instauration du tableau albertien pour un bouleversement fondateur d'un temps nouveau.

Ce temps est encore le notre. Mais pour combien de temps?

Pour nous en tenir à l'intime, il faut ici faire apparaître ce qui est son enjeu tragique et crucial. C'est là où gît son enjeu actuel. Parce que la possibilité du caché ne doit pas simplement être pensé comme un gain ou une conquête, en termes de plus ou de moins: c'est une condition absolue du sujet. Je dirais qu'il n'y a de sujet que s'il peut ne pas être vu. Entendons ici le sujet moderne, qui pense, et donc qui est - autant dire que le sujet regardé ne pense pas. Donc, au temps moderne, l'intime, le territoire secret, de l'ombre ou de l'opaque, est le lieu même du sujet.

Parler d'intime en termes de territoire soulève forcément une question sur les frontières. Cette question se pose aujourd'hui. Mais s'il importe d'y réfléchir, ce n'est pas pour raffiner sur une topologie de l'intime (dans le fil de Lacan qui a inventé un antonyme à l'intime qui n'en a pas: l'extime), c'est dans l'urgence d'une menace. Pesant sur l'intime, elle pèse aujourd'hui sur chaque sujet.

Il y a une politique de l'intime. L'intime peut être menacé. Il doit être défendu.

Invoquer un droit au caché conduit à donner de l'intime une définition au-delà de celle architecturale et scopique, au-delà aussi de la psychologie ou de l'anthropologie: l'intime prend dimension politique, et fondée sur la force. Parce que la définition que j'en donne, un lieu libre de tout regard, implique une relation de pouvoir, au pouvoir, ou plus exactement une séparation d'avec lui. Il s'agit en effet de tenir un territoire hors de la puissance toujours totalitaire de l'Autre. Cela constitue la condition réelle de l'intime, qu'on peut rapporter au droit au secret. L'intime se découpe sur le fond d'un Autre benthamien, au regard importun, intrus ou envahissant - qui veut tout voir et tout savoir tout le temps. Il s'agit alors de dire ce qui peut faire limite à ce désir sans limite. On peut invoquer la loi. Mais la loi préserve le privé ; ou, plutôt, le privé c'est cette part qui peut être protégé par la loi. L'intime excède, il ne saurait procéder de la loi, il ne procède que de la possibilité réelle pour un sujet de se cacher et de garder le silence. Son garant est matériel, c'est-à-dire que le droit au secret ne se soutient que du sujet lui-même, de sa seule force, et non de l'Autre, de la loi. C'est un acte du sujet qui garde le sujet libre. Cette dimension politique est consubstantielle à la notion d'intime, qui ne fait donc pas que nommer ce qui nous est le plus intérieur (le latin intimus est le superlatif d'interior), mais qui comprend l'idée du secret dans sa définition même.

On distingue du coup qu'intime, secret et liberté sont noués.

Là encore, il faut entendre qu'on parle de liberté réelle, de liberté matérielle. Parce que, comme le soutient Jean-Claude Milner, la véritable question de la liberté, c'est de dire comment obtenir que le plus faible puisse être effectivement libre en face du plus fort. Si les garanties juridiques et institutionnelles sont précieuses, elles restent assez illusoires. C'est-à-dire que, comme l'intime, la doctrine des libertés, ne se fonde pas sur le droit, mais sur la force. En vérité, dit Milner, nous sommes tous convaincus d'une chose: mis à part les contes de fées où le faible devient fort (c'est-à-dire le rêve révolutionnaire), il n'y a pour les libertés réelles qu'un seul garant: c'est le droit au secret, unique limite matérielle au pouvoir de l'Autre - qu'on nomme là l'état, les institutions ou la société.

De là, je ferai six remarques pour cerner l'état actuel de l'intime.

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La première concerne ce que j'appellerais l'intérêt de la psychanalyse. On peut souligner qu'à l'époque romantique, la notion d'intime a pris une couleur qui va manifestement baigner l'invention de Freud. Venant délimiter ce qui est strictement personnel et tenu caché, elle isole ce qui touche à la sexualité comme ce qui est le plus personnel et caché. La sexualité désignée comme noyau opaque de l'intime. Cette couleur peint toujours plus ou moins l'intime.

Mais cet intérêt est plus radical encore, parce que l'intime ne fait pas que délimiter le lieu du plus subjectif du sujet: il est, je l'ai dit, sa condition même. Il ne saurait y avoir de sujet sans secret, autant dire de sujet entièrement transparent. Tout rêve de transparence emporte avec la dissolution de toute opacité celle du sujet lui-même. La démocratie est bien sūr animée d'un idéal de transparence, mais elle concerne en principe le pouvoir, non les sujets. Non seulement elle oppose l'opacité du sujet et la transparence de l'Autre, de l'état, mais elle est supposée défendre cette opacité contre toute intrusion, ce qui est aussi bien défendre leur liberté. C'est là où est le problème aujourd'hui. C'est que dans les faits, notre démocratie paraît animée d'une volonté parfaitement opposée: d'un côté, l'Autre tend à s'opacifier toujours plus et, de l'autre, les sujets sont rendus toujours plus transparents. De fait, nous en savons de moins en moins sur la machine du pouvoir, et en revanche, prélevant toutes sortes d'informations, le pouvoir en sait de plus en plus sur chacun de nous.

La psychanalyse a à se situer en fonction de ça. Ce qui engendre une apparente étrangeté, que la psychanalyse, qui vise à l'élucidation, se range du côté de l'obscur, le côté obscur de la faiblesse qui est celle des sujets face au pouvoir. La psychanalyse qui tend à faire parler se tient du côté du secret. Ceci se déduit aisément de ce qui précède, à savoir que tout ce qui menace le droit au secret ne menace pas seulement l'intimité et la liberté, cela menace le sujet dans son existence même. Sans droit au secret, sans caché, pas de sujet qui pense, donc pas de sujet qui est. On comprend ainsi qu'il s'agit non seulement d'un intérêt de la psychanalyse, mais que la défense de l'intime et du secret est proprement une cause de la psychanalyse.

C'est ici que se dessine la dimension politique de la psychanalyse. Elle recouvre non pas une nouvelle forme d' "application", son intervention dans le champ politique armée de ses concepts, mais la mise en évidence d'une dimension politique interne, propre à la psychanalyse, simplement parce que la possibilité de l'intime, c'est, au terme, la possibilité même de la psychanalyse.

Qu'il s'agisse de la vidéosurveillance, du dossier médical ou des procédures visant à l'évaluation de la dangerosité future des enfants, toute mesure mettant l'intime et le droit au secret en péril constitue une menace contre la psychanalyse - qui est d'ailleurs elle-même directement visée. D'où une nécessaire vigilance politique, et même, aujourd'hui, un état d'alerte.

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Ma deuxième remarque porte sur la nature des menaces aux frontières de l'intime.

Le droit au caché est une barrière, il constitue la frontière de l'intime. S'il y a motif de parler des frontières, au pluriel, ce n'est pas du fait que cette frontière serait diverse ou variable, qu'il y aurait du plus ou du moins, des degrés de secret ou d'intime: le droit au secret et l'intime sont des absolus - il y a, ou il n'y a pas. En revanche, comme toute frontière, elle délimite deux espaces, l'intime, le lieu du sujet, et le champ de l'Autre. La frontière peut donc être vue de deux côtés. Cela ouvre sur trois états possibles de la frontière. Soit elle demeure hermétique et préserve l'intime de toute intrusion. C'est ce qui définit un certain état de démocratie réelle. Soit il y a franchissement. Mais ce franchissement peut se concevoir dans les deux sens. Soit il y a envahissement de l'intime, soit il y a renoncement à l'intime. Le premier est le fait de l'Autre, du pouvoir, le second est le fait du sujet.

Considérons en premier lieu l'acte du pouvoir. Soit le fait que l'Autre vient mettre son nez, son ¦il dans l'intimité. C'est une tendance lourde. Cela se marque massivement par le fait que nous sommes au temps de la vidéosurveillance. Policière, urbaine ou militaire, elle est à présent plus que généralisée: elle est planétaire, puisque des yeux gravitent désormais jour et nuit autour de la Terre - comme cela se voit aisément en cliquant sur Google Earth. Nous sommes entrés dans des temps paranoïaques. Mais la grave question que pose la présence de caméras à tous les coins de rues, c'est qu'il ne s'agit pas simplement d'un progrès technique qui permet au pouvoir de s'étendre et d'envahir l'espace publique, c'est qu'avec ce progrès technique un retournement s'est insensiblement opéré. Quand naguère on développait des techniques de surveillance, c'était pour débusquer le secret des criminels ; or les techniques actuelles sont misent aujourd'hui au service de fins absolument contraires: elles sont là pour surveiller les innocents et contrôler leurs secrets. La société de contrôle dont parlait Deleuze, c'est une société où on contrôle les innocents. C'est ce qui engendre ce sentiment diffus de criminalisation de la société où nous sommes tous regardés comme des coupables en puissance ou qui s'ignorent.

Dans le sens de cette criminalisation rampante généralisée de la société, on peut mettre en lumière certaines procédures actuelles au service d'une politique dite préventive de la criminalité. La prévention est devenue un maître mot de l'époque. C'est au point qu'au diptyque de Foucault qui énonçait "Surveiller et punir", s'est substitué celui de "Surveiller et prévenir". Du coup, la nouveauté tient au fait que les procédures actuelles de prévention de la délinquance vont tendre, par souci d'efficacité maximale, à remonter le plus possible en amont. C'est-à-dire qu'elles ne vont pas simplement vouloir influer sur les facteurs dits environnementaux d'émergence de la criminalité, mais vont viser l'être des sujets. C'est-à-dire qu'au-delà des mesures sociales, scolaires ou éducatives, juridiques, ou policières, les procédures préventives relèvent désormais de la médecine et sont conçues par des spécialistes de la santé mentale. C'est-à-dire qu'elles se présentent avec le visage de la science et sous la garantie d'institutions scientifiques nationales. Ce qui est supposé les rendre insoupçonnables, puisque la science, c'est connu, ne peut chercher que notre bien.

Je peux parler en particulier du rapport de l'Inserm sur la prévention de la délinquance, "Troubles des conduites chez l'enfant et l'adolescent", une "expertise collective" qui a été rendue officielle en 2005. La délinquance, notion sociologico-juridico-policière, y est abordée en tant que "trouble de conduite", notion psychiatrique tirée de la classification américaine du DSM-IV (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders). Ses indices « prédictifs » sont rangés en quatre catégories: conduites agressives envers des personnes ou des animaux, destruction de biens matériels sans agression physique, fraudes ou vols, violations graves de règles établies. Je vais au plus vif de l'affaire. C'est que le rapport nous alerte en effet sur la stupéfiante précocité des signes de ce trouble: "L'agressivité, l'indocilité et le faible contrôle émotionnel pendant l'enfance ont été décrits comme prédictifs d'un trouble des conduites à l'adolescence". On précise que ces conduites doivent être différenciés de ce qu'on nomme les "conduites normales". Je m'arrête une seconde là-dessus parce que cela implique un certain mode de penser l'individu, à savoir que la conduite d'un sujet est branchée directement sur la normalité du groupe. On voit ainsi le champ de la psychologie occupé par une pensée qui raisonne non en termes de personnes mais de "population". C'est ce dont le Foucault avait pointé la menace, faisant surgir la statistique comme le nouveau Léviathan (le DSM, référence psychiatrique mondiale, est lui-même un traité statistique des "désordres" - disorders). Ces médecins psychiatres et psychologues experts ne raisonnent pas sur des personnes individuées et singulières, en termes de cas, mais en termes de types, sur des êtres statistiques où le sujet comme absolue singularité est résorbé, aboli - en termes lacaniens je dirais: forclos. On sait maintenant que ces experts tranchent sur l'anormalité en retenant le critère de l'âge. Il est dit que les manifestations telles que les agressions physiques, les mensonges ou les vols d'objets, qui sont relativement fréquentes chez le petit enfant, ne deviennent « anormales » que si elles sont très fréquentes et perdurent au-delà de l'âge de 4 ans. En conséquence de quoi, le groupe d'experts préconise un dépistage médical systématique de chaque enfant dès 36 mois, au nom du fait qu'"à cet âge, on peut faire un premier repérage d'un tempérament difficile, d'une hyperactivité et des premiers symptômes du trouble des conduites". Ce qui amène à recommander que tous les professionnels de santé apprennent à reconnaître les critères définissant le trouble de conduites, ceci concernant en premier lieu les intervenants dans les services de protection maternelle et infantile (PMI), les centres médico-psycho- pédagogiques (CMPP), et le personnel médical de l'éducation nationale. On n'ose même pas ajouter que ces experts de l'Inserm ont identifié des facteurs de risque au cours de la période prénatale puis périnatale, comme, par exemple, une mère très jeune, la consommation de substances psychoactives pendant la grossesse, le faible poids de naissance ou les complications autour de l'accouchement... En conséquence de quoi, les experts recommandent un repérage des familles présentant ces facteurs de risque au cours de la surveillance médicale de la grossesse. To make a long story short, ce rapport illustre et justifie on ne peut mieux l'intuition de Foucault du biopouvoir, soit que la vie et les corps sont devenus des objets de pouvoir. Le rapport est consultable sur le site de l'Inserm.

Le système d'évaluation et de fichage des enfants recommandé par les experts de l'Inserm en est un témoignage, nous sommes entrés dans un temps d'illimitation du regard du maître, d'un regard intrusif, appuyé sur la science et la technique. Le sujet qui était jadis regardé par Dieu dans son âme est aujourd'hui scruté dans son corps par des experts, jusque dans les replis les plus secret de son esprit - voire dans le ventre même de sa mère, voire encore avant. L'intime, qui se définissait d'être une fenêtre ouverte au sujet et close à l'Autre, est incessamment sondé et extorqué.

Désormais, un immense dispositif assiége les frontières de l'intime.

3

Il faut à présent déplacer le point de vue, le renverser. C'est qu'il y a donc une autre façon de passer la frontière de l'intime: dans l'autre sens. Cela concerne ceux qui, hors de toute contrainte, ouvrent leur intimité, qui l'avouent ou l'exposent. En fait, c'est là le sens le plus immédiat des "images honteuses", qui ne sont pas des images volées mais délibérément exhibées. Il faut entendre qu'il ne s'agit pas pour le sujet d'une renonciation au droit au secret, mais, au contraire, d'un acte libre, d'un certain exercice de ce droit. Le droit de garder le silence, qu'on entend rituellement invoqué dans les films policiers américains à chaque arrestation, n'oblige pas à se taire - on tomberait alors directement dans le totalitarisme selon Lacan: tout ce qui n'est pas interdit est obligatoire. On peut noter au passage que ce droit au silence incarne l'esprit de l'Amérique, d'une nation fondée par des persécutés, qui, comme le note Jacques-Alain Miller, s'est donné une constitution inédite, posant comme principe non pas l'interdit, mais la permissivité. Cela n'empêche pas l'existence de la censure, mais il faut poser qu'elle ne procède pas de la Constitution.

Quoiqu'il en soit, l'art et la littérature sont des lieux d'exercice de cette liberté d'afficher l'intime. Cela peut prendre toutes sortes de formes, pornographie, exhibition, confidence, confession, compte-rendu, aveu, qu'il s'agisse de La vie sexuelle de Catherine M., des films de Larry Clark, des photographies d'Araki ou de Nan Goldin. Bien sūr, on pourrait défendre qu'on ne les a pas attendus pour que l'intime s'expose, mais on peut juste souligner qu'au XVIIIe siècle, par exemple, quand Rousseau publie ses Confessions, il ne s'agit pas au sens strict d'une oeuvre intime, parce que ce qu'on appelle alors un journal intime, c'est un journal qui demeure secret, non publié.

Ce qui caractérise notre temps, c'est que, en plus de se dire dans le secret du cabinet de l'analyste, l'intime aujourd'hui se publie, s'étale sur les écrans et s'expose sur les murs des musées. J'ajoute: sans honte. Nous sommes entrés dans le temps du dévoilement, qui est aussi un temps shame free. Cela ne signe pas une absence totale de pudeur qui pousserait à une provocation sans limite, mais le simple fait d'un abaissement ou d'une certaine dissolution du sentiment de honte. Admettons qu'on aurait quelque raison de se réjouir d'un tel délestage. C'est à certains égards ce qui singularise l'exposition de ce qui relèverait de la catégorie des "images honteuses", à savoir qu' aujourd'hui elles s'exposent sans honte. Les images honteuses ont du mal à faire honte. Les temps sont durs pour les pornographes. C'est-à-dire que le franchissement dont je parle dans l'art ne peut plus se penser aujourd'hui dans les termes de la subversion, du scandale, de la provocation, de la profanation ou de l'outrage. La chute des interdits n'appelle pas au sacrilège ou au blasphème, sinon à la petite semaine. Le scandale est aujourd'hui à si bon compte qu'il est à la portée de la moindre publicité. C'est ce qui fait que les oeuvres d'art qui se veulent aujourd'hui provocantes doivent jouer la surenchère, d'une inflation toujours fatigante, et semblent pour finir assez dérisoires, touchant parfois au grotesque ou au pitoyable. Heureusement qu'il reste ici ou là quelques censeurs énervés pour donner un parfum de soufre à certaines oeuvres qui, sans ces appels à l'interdit, ne foueteraient pas un chat, comme on dit. Il faut bien le dire: aujourd'hui, on a tout vu. Alors comment faire encore scandale? L'ardeur inquisitrice d'une certaine moral minority n'est le signe que de la déconfiture des interdits, et ce désir de restauration des valeurs est le meilleur indice que les temps ont changés, que les images honteuses ne font plus guère honte, que leur pouvoir de déstabilisation s'est singulièrement émoussé. Cela doit nous retenir.

On aurait envie, là aussi, pour en rabattre un peu sur l'idée d'une nouveauté des images honteuses sans honte, d'opposer des précédents historiques. Par exemple, après avoir lu Daniel Arasse, il y aurait quelque crédit à tenir La Venus d'Urbin de Titien pour le paradigme des "images honteuses". Cette femme nue couchée qui se caresse en nous souriant est une image honteuse à certains égards sans honte. Sauf que, et c'est là le point, cette image intime n'était alors destinée qu'à l'intimité d'un seul regard, celui de Guidobaldo della Rovere qui avait commandé cette pin up à Titien pour son usage exclusif - ce qui pose d'ailleurs un réel problème non pas quant à l'exposition d'une telle peinture aujourd'hui, mais à son effet de sens dans un lieu public d'art. L'intime allait alors à l'intime. Aujourd'hui il va au musée, ce grand lieu de la démocratie du regard, qui repose sur le principe que toute oeuvre visible doit pouvoir être vue de tous - ce qui détermine une légère antipathie structurelle du musée pour des types comme Guidobaldo della Rovere et les collectionneurs privés.

Voilà donc dressé le tableau de ce bel aujourd'hui. On y est amené à un double constat. D'un côté, dans notre époque qui s'avance sous l'étendard des droits de l'homme, le droit matériel au secret est matériellement menacé de toutes parts. Or on aurait quelque raison de défendre que le premier droit de l'homme est le droit au secret. Le second constat est celui d'une ostension généralisée de l'intime. Le thème même des "images honteuses" semble situé sur ce versant, ce qui oriente alors le débat essentiellement vers les modalités diverses de réception de ces images, sur les paniques morales, par exemple, dont parle Ruwen Ogien.

Pour ma part, je suggère de considérer la question en la confrontant à l'autre versant, celui de la menace générale sur l'intime. Je crois que cela peut être profitable pour la réflexion sur le statut des "images honteuses". A savoir qu'il y a deux côtés, l'intime exposé, et l'intime extorqué. La question que j'agite, et qui m'agite porte sur le rapport éventuel de l'un à l'autre.

4

Mon hypothèse est que l'actualité de l'ostension des images de l'intime ne relève pas seulement de l'exercice moderne d'une liberté, mais constitue, paradoxalement, une réponse à la menace sur l'intime. Bien sūr, à la menace hypermoderne d'un regard illimité sur l'intime, on pourrait tenir que le voile est une réponse. Or on assiste dans l'art à un mouvement aussi de dévoilement, ce qui pourraît être après tout parfaitement en phase avec le désir d'omnivoyance du maître moderne. Or les images de l'art y font en vérité arrêt. Il faut donc dire en quoi, et pourquoi.

Tout cela signifie que pour comprendre ce que sont aujourd'hui les "images honteuses", ce n'est pas l'interdit qu'il faut mettre en regard, mais, en effet, au contraire cette machine-à-tout-voir, cette machine à extorquer l'intime qu'est aujourd'hui le pouvoir aux mains du maître hypermoderne. L'actualité des "images honteuses" serait en ce sens l'actualité des menaces sur l'intime. Si une fonction de l'art est de montrer ce qu'on ne peut voir, on ne peut pourtant pas se limiter à penser que ce qu'on ne peut voir, c'est ce qui est interdit, que le "mauvais genre", pour reprendre le titre du livre de Dominique Baqué, serait une réponse au "bon chic bon genre" d'une moral majority qui imposerait de cacher ce qu'on ne saurait voir. Non pas parce l'intime serait sous le coup moins de l'interdit que de l'aveu, comme le pensait Foucault, mais parce qu'il est purement et simplement menacé de dissolution.

Posons-nous simplement la question: quel peut être le sens et la valeur d'exposer des images pornographiques dans un monde où nous sommes vus partout, tout le temps et sous toutes les coutures, auscultés jusqu'au fond du corps et au tréfonds de l'âme?

Je l'ai dit, une figure nouvelle hante ce temps, un fantôme ou un fantasme: celui d'un sujet transparent. Il est le corrélat de ce que je nommais l'illimitation du regard du maître. L'invention de la radiographie, à la fin du XIXe siècle, avait engendré un rêve scientifique de transparence du corps - allant jusqu'à inspirer la croyance que, grâce à Röntgen les pensées, même les plus secrètes, n'auraient plus de secret pour l'¦il exercé du médecin. Il est clair qu'aujourd'hui les déploiements de la technique semblent vouloir étendre la puissance de la machine à voir jusqu'à l'instauration d'un homme sans ombre, d'un sujet totalement transparent, de corps et d'âme. Entre l'explosion de l'imagerie médicale, l'innovation perpétuelle en matière de techniques de surveillance policières ou d'espionnages, le triomphe de la médecine légale et de l'anatomopathologie, ou l'étrange déplacement de l'expertise psychiatrique vers ce qu'on nomme désormais "l'autopsie psychologique", il apparaît que les pouvoirs aujourd'hui se centrent sur le regard, et que l'exercice du pouvoir consiste d'abord à démultiplier sa puissances de surveillance des sujets et d'investigation des corps. On est tenté de penser que ce qui était jadis un attribut divin, l'omnivoyance de Dieu, son pouvoir de tout voir sans être vu, est devenu aujourd'hui un attribut du pouvoir séculaire armé par la science et la technique.

C'est pourquoi il importe de regarder ce qui nous regarde, et de dévoiler à tous les regards ce qui fait de nous, sans qu'on le voie, des sujets sous contrôle.

Il n'y a guère à forcer les choses pour superposer ce fantasme de la science à un idéal de police - la photographie a manifestement joué là-dedans un rôle historique. A titre d'indice que ce procès de recouvrement est aujourd'hui en voie d'achèvement, je retiendrai un trait télévisuel, je veux parler de ces séries policières récentes où on constate la substitution progressive au personnage du flic, du privé ou de l'enquêteur, des figures de l'expert et du médecin légiste. La police, dont l'objet est de défendre les vivants, développe surtout ses techniques d'investigation des cadavres, des objets et des matières. De même, quand des médecins entendent développer l'"autopsie psychologique" comme un savoir expert, on peut s'inquiéter de ce que cela signifie que le sujet comme tel est désormais pensé comme un cadavre, qu'on peut pénétrer jusque dans les moindres recoins pour en extirper la vérité. Soutenu par le fantasme scientifique de transparence, ce droit de regard du pouvoir opposé au droit au secret du sujet, est un problème politique majeur, aigu.

Il en est un aussi pour la réflexion sur l'art aujourd'hui. Non que la question se pose spécifiquement pour l'art, mais plutôt que, suivant l'idée que je me fais de l'art, je crois qu'il est aujourd'hui un lieu où la question du fantasme de la science se pose et s'expose, au sens où on le dévoile, où il est montré comme tel. L'art est un lieu où le fantasme de la science et du maître moderne se pense peut-être le plus profondément, et où aussi il est répondu à la menace qu'un tel fantasme fait peser. J'en donnerai un exemple. Quand Wim Delvoye réalise des images radiographiques d'un baiser ou d'actes sexuels, ou quand Bernar Venet expose un autoportrait au scanner, ces artistes ne font pas que s'approprier esthétiquement des techniques scientifiques parfois de pointes, comme cela se fait dans l'art depuis longtemps - il me semble que c'est Meret Oppenheim qui la première a fait des portraits X-Rays, en 1964, un autoportrait exactement. En exposant l'hyper-intimité scientifique du corps, ces images d'artistes forment en vérité une réponse critique au fantasme de la science d'un sujet transparent - c'est-à-dire intégralement connaissable. Ces images scientifiques alertent sur les désirs de la science et sur ses prétentions à un sujet entièrement calculable, évaluable comme on dit maintenant, c'est-à-dire aussi bien intégralement prédictible. En vérité, ce que montrent ces images de transparence, ce que montrent les artistes en montrant des images scientifiques de transparence, c'est, avec le fantasme de la science, qu'il existe cependant une certaine opacité irréductible. Il y a une butée de la science. Je dirai laquelle plus loin.

Pour rester encore un instant sur le fil d'un art critique ou d'un art de résistance, je ne peux me retenir de faire appel à une oeuvre de Bruce Nauman. Il faut dire que je tiens de toute façon Bruce Nauman pour une sorte de penseur universel. Il serait à mes yeux le couteau suisse de notre époque. Il est le grand révélateur du nouveau malaise dans la civilisation. J'en ai d'ailleurs fait une loi que j'ai nommée Loi du Y.A.T.U.O.D.B.N.A.A.L.S. - y-a-toujours-une-oeuvre-de-Bruce-Nauman-adaptée-à-la-situation. Pour l'occasion je parlerai de cette pièce sonore qu'on a pu voir à Paris et plus récemment à Londres, à la Tate Modern. On entre librement dans une petite chambre capitonnée, obscure et vide, et en s'approchant des murs, on entend vaguement, puis, en s'approchant des cloisons, plus distinctement une voix qui murmure fermement:Get out of my mind, get out of this room. C'est la voix de Bruce Nauman lui-même. On va donc au musée, on entre gentiment dans un espace pour voir, comme de juste, et une fois à l'intérieur, on découvre d'abord qu'il n'y a rien à voir, ensuite qu'on était inside the mind of Bruce Nauman, et qu'on ferait bien de déguerpir vite fait. Une oeuvre qui vous fout dehors, c'est tout de même un comble pour une pièce de musée. Mais du coup, si je devais décerner un Grand Prix de l'Art contre "l'autopsie psychologique", primant l'oeuvre la plus aiguė à dénoncer ce désir des experts d'entrer dans nos esprit, l'oeuvre de salut public annonçant que les évaluateurs sont déjà dans nos têtes, et, enfin, l'oeuvre la plus farouche à défendre l'intime, je nommerais sans hésiter cette pièce de Bruce Nauman.

5

Maintenant, pour commencer de finir et répondre en même temps à certaines questions encore en suspend, je dois affronter le paradoxe qui n'aura pas échappé aux esprits attentifs.

Parce que, parlant ici en mon nom mais aussi, que je le veuille ou pas, au nom de la psychanalyse, je suis supposé représenter un discours dont on a pu dire que allait lui aussi dans le sens de l'extorsion de l'intime. Foucault l'a dit. Le tout-dire irait droit à la confession - l'église et le communisme ont pratiqué ça. Tant qu'à soupçonner la psychanalyse d'être du côté du regard inquisiteur, je donnerai en pâture aux mauvais esprits un autre indice suspect, le fait que Freud a conçu le dispositif matériel de la psychanalyse, le rapport du fauteuil au divan, en invoquant le pouvoir que cela lui offrait de "voir sans être vu", référant ainsi, assez innocemment, je crois, à un attribut divin (je renvoie à deux textes, "Le début du traitement", de 1913, dans La technique psychanalytique, et Ma vie et la psychanalyse, de 1925). De sorte qu'en s'installant dans son fauteuil, le psychanalyste serait donc supposé s'asseoir sur le trône d'un dieu omnivoyant.

Tout le problème se circonscrit alors dans deux questions qui impliquent deux barrières. La première est éthique: si l'analyste dispose de l'omnivoyance, cela donne toute sa valeur au fait qu'il n'en use pas. Ce qui ne repose que sur un choix éthique à quoi l'analyse est suspendue : dans sa fonction d'écoute, l'analyste est non-voyant (c'est peut-être ce qui lui confère le pouvoir, comme Tirésias, de voir loin). La seconde barrière serait réelle: est-ce que du pouvoir de voir tout il suit que tout peut se voir? En vérité, le problème se joue là, parce que cela appelle la question d'une limite au regard, fondée non sur l'interdit, sur un choix ou sur une quelconque contingence, mais sur un impossible, sur le réel.

Tout cela ne prend sens que si on met la psychanalyse en perspective dans le siècle. Jacques-Alain Miller s'y est employé brillamment dans une émission de radio récente. Il faut en effet dire que le premier effet de la psychanalyse dans notre monde, c'est qu'elle a modifié le sens commun en clamant haut sa réclame: tout dire fait du bien. C'est en tout cas comme ça que la société l'a interprétée. Aujourd'hui, on peut considérer que l'idée des bienfaits du tout dire est entrée dans le sens commun. Avant, jadis, il y avait des choses qui ne fallait pas dire. Le sacré pouvait être offensé par un dire. Il faut mesurer que cela donnait du coup au fait de dire toute sa valeur. L'instance de la censure a eu du coup au cours des âges un rôle important, et Freud n'a pas manqué de reconnaître cette importance, en donnant à la notion de censure une place dans sa théorie. Les écrivains connaissaient le problème, du temps où le fait de dire comptait. Le partenaire de l'écrivain, c'était la censure. C'est Léo Strauss qui a mis en évidence le rôle de la persécution dans l'art d'écrire, qui obligeait à une écriture de la dissimulation, un "art d'écrire entre les lignes", de sorte que tous les écrits devaient être des messages chiffrés. Même le Rousseau des Confessions, à qui j'ai fait plus haut allusion, et qui professait une franchise sans limite, avoue qu'il emploie un certain art d'écrire afin de ne pas dévoiler aux méchants ce qu'il pense vraiment. Reste qu'aujourd'hui on doit constater que le tout dire a triomphé. Nous somme à l'âge d'Internet qui va à l'évidence vers le tout dire.

C'est là le point, c'est-à-dire qu'il faut en conclure que nous ne sommes plus dans l'époque de Freud. Freud était d'une autre époque, victorienne, quand le pivot était la répression du dire, avec sa cohorte de censure ou refoulement. C'est dire qu'il a en un sens emprunté ces notions à son temps. Du coup, dans ce monde de censure et de refoulement, la psychanalyse a évidemment marqué le surgissement d'une libération de la parole. Comme le souligne Jacques-Alain Miller, Dada ou le Surréalisme se seront inscrits dans ce fil.

Cette libération de la parole a induit une mutation en profondeur dans le XXe siècle, corrélative d'un affaiblissement du sacré. La psychanalyse, dit-il, doit plaider coupable à cet égard: elle a un effet dissolvant sur le sacré. Du coup, durant son premier siècle, la psychanalyse aura été la contemporaine d'un art pris dans une dialectique bataillenne entre sacré, interdit et transgression. En allant contre la censure et le refoulement, la psychanalyse marche ainsi avec l'exhibition provocante des images honteuses.

Seulement l'aujourd'hui du triomphe de Freud et de l'Internet, du triomphe du tout dire, trace un horizon apparemment plus mélancolique à la psychanalyse du XXIe siècle: que nous reste-t-il a espérer si le tout dire a triomphé? évidemment, il existe encore des paniques morales et des censeurs, il reste donc des batailles libératrices à livrer. Mais conclure là-dessus serait une fin plate - fausse, en vérité. Le nouveau résultat du tout dire social, c'est que ça dissout le champ du langage. C'est-à-dire que ce qui est le triomphe de Freud est aussi une défaite.

Seulement, sur ce fond de fin plate surgit alors une autre question. Celle-ci: peut-on vraiment tout dire ? Tout dire est supposé tout arranger. Mais on peut vouloir tout dire, on a beau tout dire, il y a, heureusement pour la psychanalyse, quelque chose qui ne s'arrange pas, qui ne s'arrange jamais et dont on peut sans risque prophétiser que ça ne s'arrangera jamais. Quelque chose qui a affaire avec la sexualité. Quelque chose dans la sexualité de l'espèce humaine ne s'arrange jamais. Alors on a à s'arranger avec ce qui ne s'arrange pas. Voilà ce qui trace ses perspectives à la psychanalyse du temps hypermoderne. Ce qui ne s'arrange pas, c'est très exactement ce que Lacan a appelé "l'impossible rapport sexuel", ce qui ne signifie évidemment pas, ça doit se savoir depuis le temps (Lacan a lancé l'affaire dans les années 70), qu'on n'aurait pas de relations sexuelles, mais que dans l'espèce humaine il n'y a pas un savoir réglé de la relation entre les sexes. Les flamands roses savent très bien, les cochons d'Inde savent très bien, mais l'homme non, et la femme non plus. C'est d'ailleurs pourquoi l'humanité a inventé toutes sortes de savoirs, comme le mariage ou le Kama Soutra pour palier le manque de ce savoir-là.

C'est-à-dire qu'il apparaît qu'il y a un au-delà de l'interdit. L'interdit était une barrière qui appelait à la transgression. L'art a été un lieu de liberté face à l'interdit. Aujourd'hui, il se découvre que l'interdit n'était pas la barrière ultime, qu'elle est au fond une façon d'humaniser par la loi, par le symbolique, par le langage, le réel d'un impossible - suivant en cela la logique du mot de Cocteau dans Les mariés de la tour Eiffel: "Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être l'organisateur..." L'interdit prend le relais de l'impossible.

6

C'est ce qui amène mon ultime remarque. Je dirais en effet que l'art aujourd'hui se loge là, du côté de ce réel, que les images honteuses viennent s'inscrire précisément là où il y a quelque chose qui ne s'arrange pas dans la sexualité, quelque chose qu'on ne peut dire jusqu'au bout ni voir jusqu'au bout. S'ouvre dans l'art l'espace non plus de la sexualité, mais du malaise dans la sexualité, du malaise dans la jouissance.

C'est aussi bien l'ouverture pour l'un art d'un temps d'après Freud. On a l'idée aujourd'hui qu'il est bon d'avouer toutes les jouissances, mais il y a quelque chose devant quoi la parole défaille, quoi qu'on fasse. Quand on lit le roman de Catherine Millet, c'est ce que ça raconte, un certain silence de la jouissance. Nan Goldin est une grande artiste du malaise dans la jouissance, du désordre de l'amour. Elle est aussi une artiste du temps de la psychanalyse d'aujourd'hui, de la vérité ultime de la psychanalyse qui est celle de l'impossible. Ces images de travelos déglingués à quatre heure du matin, avec le rimmel qui a coulé et les belles robes tout de traviole, ce sont des images de dévoilement de la vérité du sexe - et du phallus: tout déglingué et avachi, pas bandant. C'est l'heure du phallus flapi. C'est un art du sexe punk, je veux dire d'un no future du sexe. Les images ont perdu tout clinquant. Ce ne sont pas des images elles-mêmes pas bandantes, délibérément. Pas moches, ni provocantes, ni dégoūtantes, ni rien de ce genre: simplement vraies. Elles peuvent être donc émouvantes, belles, saisissantes, troublantes, tout ce qu'on voudra, parce qu'il n'y a aucune raison pour que la vérité soit toujours moche et déplaisante. Parce que ce que montrent ces images, c'est ce qu'il y a derrière le clinquant, derrière les images et toute chose, c'est-à-dire le grand désordre sans remède de l'amour. De son côté, Larry Clark filmant les adolescents américains montre lui une sexualité libérée, du temps là aussi du triomphe de la psychanalyse, une sexualité qui a fini de se dire, c'est-à-dire aussi bien une sexualité exténuée. Ces enfants sont en un sens là encore les enfants de Freud et du Coca-Cola.

Je situerais alors les choses ainsi: le malaise dans la jouissance, ce qui ne s'arrange pas du côté de la sexualité, des images le montrent. Je retrouve là la machine lacano-wittgenstanienne qui m'anime sur la question de l'image, suivant la proposition du Tractatus qui énonce qu'il y a de l'inexprimable, qu'il y a des choses qu'on ne peut dire, et que ce qu'on ne peut dire se montre. J'en tire ici simplement que les images honteuses ne sont pas aujourd'hui à mettre au registre de la subversion et de la libération, qu'elle ne se dressent pas contre l'interdit, qu'elles font face à l'impossible, au rapport sexuel qu'il n'y a pas.

Ce qui m'amène, pour conclure à montrer deux images radiographiques de Wim Delvoye. Ces images aux rayons X, à classer au rayon des images X, ont une force de vérité extrême. Mais pas là où on croit, où on voit, Montrant un baiser ou une fellation, elles sont à voir, bien sūr, comme toute image. Mais d'une part ces images montrent ce qu'on ne voit pas à l'oeil nu, l'intérieur des corps en activité. Et, d'autre part, elles montrent un truc qu'on ne voit pas : comment ça marche. Enfin, elles montrent qu'on ne le voit pas. Et qu'il est normal qu'on ne le voie pas. On peut photographier le fonctionnement intime des organes sexuels, mobiliser pour cela la science et les techniques les plus sophistiquées, cela ne ne risque pas de livrer le secret du sexe, de comment marche le human desire et l'étonnante machine des sexes dont nul n'a les plans. Contrairement à la machine à caca que, comme par hasard, Wim Delvoye lui-même s'est attaché à construire, avec une réussite totale. En sorte que la Cloaca-Turbo (qui donne aussi la vision d'un mécanisme de l'intérieur du corps) et l'image X-Rays d'un acte sexuel seraient les pendants inverses l'une de l'autre: image d'une machine qui marche d'un côté, image d'une machine qui marche pas de l'autre. Plus exactement, je dirais que ces images X-Rays, qui rencontrent le célèbre dessin anatomique de Léonard figurant un coït en coupe, montrent surtout qu'il y a quelque chose qu'on ne peut pas voir: comment ça marche, l'amour, ce qui serait le secret de la sexualité. C'est leur dimension critique: elles s'adressent aussi aux médecins et à tous pour dire: la recherche de la transparence du corps est un fantasme, parce quil y a quelque chose qu'on ne pourra jamais voir, jamais savoir, et donc jamais maîtriser: le rapport sexuel. Vous pouvez radiographier le corps, autopsier le corps, le rendre aussi transparent que vous voudrez, vous ne verrez jamais le secret du rapport sexuel. Voilà ce qui au bout du compte résiste définitivement à la volonté du maître que "ça marche". Le savoir expert se cassant les dents sur le rapport sexuel, ce pourrait être le titre de la série des images de Wim Delvoye.

Il est du coup assez amusant de relever que la première image aux rayons X faite par Röntgen, inventeur de la radiographie en 1895 - même année de naissance que la psychanalyse et le cinéma -, fut celle de la main de sa femme, et que ce qu'on y voit d'abord, c'est l'ombre noire de son alliance. Comme quoi, ce que la première image de l'intérieur du corps d'une femme révèle d'abord, c'est la présence d'un homme, plus exactement d'un mari - pour qui elle ne saurait avoir aucun secret. ça explique sans doute cette image. On se demande en effet ce que Röntgen avait en tête quand il a décidé de réalisé comme première image une radiographie du corps de sa femme? On pourrait se dire que Wim Delvoye montre ce que Röntgen avait en tête. Faut pas rêver.



Photographies:
Kiss 2, X-Ray art, Wim Delvoye, 2000.
Kiss 4, X-Ray art, Wim Delvoye, 2000.
Lick 3, X-Ray art, Wim Delvoye, 2000.
La main de Bertha Röntgen , première image aux rayons X réalisée par Wilhem Conrad Röntgen en 1896.

 

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