......Pastoute, lettre, science

.............Cristina Alvares

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Pastoute, lettre, science

Le sujet est divisé comme partout par le langage, mais un de ses registres peut se satisfaire de la référence à l’écriture et l’autre de la parole (Lacan2001:19). Ces deux registres n’évoquent-ils pas celui de la jouissance masculine, centrée sur la parole, et celui de la jouissance féminine, non-dite, muette comme la lettre ? J’avance l’hypothèse d’une affinité entre pastoute et lettre, qui se fonde sur leur portée anti-ontologique ; et expliciterai la fonction de la jouissance féminine comme objection à la notion d’univers, tel que Lacan le définit comme fiction (fixion) de la science.

Lacan l’a répété tout au long de son enseignement : la psychanalyse n’aurait pas été possible sans la révolution scientifique du XVIIe siècle:

(...) il est impensable que la psychanalyse, comme pratique, que l’inconscient, celui de Freud, comme découverte, aient pris leur place avant la naissance, au siècle qu’on a appelé le siècle du génie, le XVIIe siècle, de la science (...) (1966:857).

Par conséquent, le sujet de l’inconscient se définit d’un rapport au savoir qui est celui du cogito cartésien en tant qu’il inaugure le sujet comme corrélat de la science. Ce sujet corrélat de la science, qui est à la racine du sujet de l’inconscient, est celui du doute méthodique par lequel tout savoir est supprimé. Le rapport du sujet au savoir qui inaugure la science est un rapport ponctuel et évanouissant (tout comme celui qui caractérise le sujet de l’inconscient). Matrice de combinatoires signifiantes, le sujet de l’inconscient coïncide avec le moment vide qui précède dans le cogito la certitude d’être. La coïncidence s’arrête là car la psychanalyse ne suit pas le cogito philosophique en ce qu’il est au foyer de ce mirage qui rend l’homme moderne si sûr d’être soi dans ces incertitudes sur lui-même (idem:517). L’évidement du sujet ne lui laisse aucun savoir sur son être mais tout simplement la vérité de son désir. Et ce point d’impasse dans la coïncidence fait que le sujet de l’inconscient est un corrélat de la science, oui, mais un corrélat antinomique puisque la science s’avère définie par la non-issue de l’effort pour le suturer (idem:861). Autrement dit, la psychanalyse apporte à la science ce que la science a exclu de son champ: le sujet (pas l’homme).

La psychanalyse se noue à la science non seulement en ce que le sujet se vide de sa substance psychologique, mais aussi dans la mesure où les jeux des petites lettres, la littéralisation de la matière, vident le monde de sa substance et de ses formes phénoménologiques et sémantiques. La démarche de Freud s’inscrit dans la ligne a-cosmologique de la science qui brise l’idée d’univers et le complexe imaginaire qui lui est associé, notamment les notions de substance, d’achèvement et de proportion. La dissidence de Jung avec Freud vient justement du fait que la théorie du premier se centrait sur la notion d’une libido universelle, constituée d’archétypes, projetée sur la réalité pour la catégoriser. C’est l’illusion archaïque.

Témoin de sa rupture avec son adepte le plus prestigieux, Jung nommément, dès qu’il a glissé dans quelque chose dont la fonction ne peut être définie autrement que de tenter d’y restaurer un sujet doué de profondeurs, ce dernier terme au pluriel, ce qui veut dire un sujet composé d’un rapport au savoir, rapport dit archétypique, qui ne fût pas réduit à celui que lui permet la science moderne à l’exclusion de tout autre, lequel n’est rien que le rapport que nous avons défini l’année dernière comme ponctuel et évanouissant, ce rapport au savoir qui de son moment historiquement inaugural, garde le nom de cogito (idem:858).

L’illusion archaïque opère un retour aux formes de connaissance pré-scientifiques. Celles-ci s’établissent sur une projection imaginaire qui détermine une proportion, une complémentarité, une réciprocité entre sujet et objet, l’objet, qu’il soit monde ou femme, étant l’image-miroir de la pensée. Dans les termes du Séminaire XX, A, l’Autre radicalement Autre, devient a, le partenaire, selon le reflet imaginaire a-a’. Et évidemment il est tentant de représenter cette harmonie pré-établie en termes de rapport sexuel.

La démarche a-cosmologique de la psychanalyse consiste à réduire l’imaginaire du rapport sexuel aux jeux du signifiant et surtout à montrer le point d’impasse de ces jeux: le non-rapport.

L’universalité du signifiant phallique abîme la sex ratio de l’univers, c’est-à-dire son organisation en principe mâle et principe femelle, complémentaires. Songeons par exemple, au couple forme-matière chez Aristote ou au couple yin-yang de l’astronomie chinoise. L’univers est une fiction nuptiale qui affirme que le rapport sexuel existe. En brisant cette fiction, la psychanalyse suit la démarche scientifique qui consiste, depuis l’avènement de la physique mathématique au XVIIe siècle, à dés-érotiser le réel en le réduisant aux lois mathématiquement formulables de la matière. L’univers de la physique moderne perd la substance et la représentation. Celle-ci se réduit aux jeux des petites lettres des équations mathématiques qui traduisent les lois immanentes à la materia extensa. C’est la littéralisation de l’univers:

“Plus sûres à supporter l’équation de l’univers”, elles [les petites lettres] ont fait pâlir la route étoilée au-dessus de l’homme (idem:683).

Mais il s’agit toujours d’un univers, d’un système soumis à des régulations, à des lois, à un savoir intrinsèque supposé. La lettre est au service de l’univers, c’est là son idéalisme.

Au début de son enseignement, inscrire la psychanalyse dans le champ de la science légitimait, pour Lacan, la notion de système symbolique universel grâce auquel, selon le postulat de base du structuralisme, l’univers des choses vient se ranger dans l’univers du sens et le monde des mots crée le monde des choses. Et inversement, la notion de structure assurait l’insertion de l’inconscient dans le champ de la science. Mais au long de son parcours théorique, tout en analysant le sexuel depuis des angles différents - désir, pulsion, jouissance - Lacan va se méfier de plus en plus de la notion d’univers et d’universalité. D’abord suspendu à l’universalité de la loi phallique, le désir trouve un second point d’appui dans l’objet, un objet particulier, pathologique, dirait Kant. À partir de là, il y a une valorisation de plus en plus poussée de ce qui échappe à la nécessité et à la régularité de la loi - le particulier, le contingent, le un, l’infini (différent de l’univers) - qui passe par le développement de concepts comme pulsion (Séminaire XI) et jouissances (Séminaire XX) et aboutit aux assomptions de Encore et de L’étourdit: la psychanalyse procède du défaut dans l’univers (2001:477). Cette valorisation du contingent et du singulier est solidaire de l’égalité borroméenne du réel, du symbolique et de l’imaginaire. D’où résulte que le réel n’est pas l’univers, n’est pas le monde, univers ou monde étant des fictions:

Recourir au pastout, à l’hommoinzun, soit aux impasses de la logique, c’est, à montrer l’issue hors des fictions de la Mondanité, faire fixion autre du réel: soit de l’impossible qui le fixe de la structure du langage (idem:479)

Dans RSI, il affirme:

Le réel, il faut concevoir que c’est l’expulsé du sens. C’est l’impossible comme tel, c’est l’aversion du sens. C’est aussi la version du sens dans l’anti-sens et l’anté-sens, le choc en retour du verbe, en tant que le verbe n’est là que pour ça – ça qui de l’immondice dont le monde s’émonde en principe – si tant est qu’il y ait un monde. Ça ne veut pas dire qu’il y arrive. L’homme est toujours là. L’ex-sistence de l’immonde, à savoir de ce qui n’est pas monde, voilà le réel tout court (11/3/75).

Ce décrochage du réel d’avec l’univers implique un décrochage semblable d’avec le savoir qui lui est supposé. Car, de par ce savoir supposé, l’univers est un livre, qu’il soit écrit avec des mots ou avec les équations mathématiques. L’univers enferme un savoir qui, pour la science moderne, est celui des lois immanentes à la matière, des régularités qui font que ça marche dans le réel: il y a une loi dans le réel que la science saisit au moyen des petites lettres. La science partage avec l’épistémé qui l’a précédée la supposition d’une loi et d’un savoir au réel, d’un savoir qui porte la dimension de l’universel. Or, dit Lacan, l’inconscient ne peut qu’aller à l’encontre de cette notion scientifique de réel. D’abord parce que l’inconscient se définit comme ce qui ne va pas, ce qui ne marche pas, l’impasse, le symptôme. Puis, parce que, contrairement à l’instinct qui est un savoir dans l’organisme animal, la pulsion ne l’est pas: pour ce qu’il en est du sexe, l’animal humain est réduit à l’apprendre de l’Autre, ce qui marque le point de divergence entre jouissance et savoir. Ensuite, parce que l’inconscient est un savoir propre à chacun (la singularité du désir), ce qui fait écho au non-savoir de l’Autre, à son inconsistance. Lui imputer un savoir c’est finalement, et dans les termes de Encore, convertir l’être de lettre de l’Autre en semblant d’être – encore une fois réduire A à a. C’est surtout le faire tout. Or, le réel n’est pas tout, il est sans loi et sans ordre; du réel il n’y a que des bouts (Le sinthome,13/4/1976), et la science ne saisit peut-être que des petits bouts de réel. Mais elle a besoin de l’idée d’univers dans la mesure où cette idée, la rassure en Dieu : Le monde newtonien n’est pas pensable sans Dieu (RSI,18/2/75). La science se croit toute, tout le comme serait La femme, si elle existait. Mais la définition de la jouissance féminine comme «pastoute dans la fonction phallique» en fait une objection à l’universel : La femme n’existe pas.

Une dizaine d’années plus tôt, dans Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine (1960), Lacan se demandait si la médiation phallique draine tout ce qui peut se manifester de pulsionnel chez la femme (1966:730). Il ajoutait aussitôt:

Pourquoi ne pas poser ici que le fait que tout ce qui est analysable soit sexuel, ne comporte pas que tout ce qui est sexuel soit accessible à l’analyse? (idem:730).

Ces interrogations sont lourdes de conséquences et préparent la conception du féminin que l’on trouve dans Encore. D’abord, Lacan suppose qu’il y a une part de la pulsion qui échappe à la structure phallique des rapports signifiants et il établit une convergence entre ce reste pulsionnel et la jouissance féminine. Celle-ci assume ce qui, de la pulsion, ne rentre pas dans la régulation du circuit (automaton). De là Lacan tirera que la jouissance des femmes n’est pas toute dans la fonction phallique. Ensuite, cette part du sexuel que le phallus ne saisit pas est un sexuel inaccessible au savoir dans la mesure où il n’advient pas à la signification[1]: c’est du réel inassimilable. De là, Lacan tirera que la jouissance des femmes est muette: elles ne la disent pas.

Contrairement à la jouissance féminine, la jouissance phallique parle et sa nature discursive s’attache à l’idée, ou fiction (fixion), d’univers:

L’univers, c’est là où, de dire, tout réussit (1975:53).

Lacan ajoute que l’univers est une fleur de rhétorique qui pousse du pot du principe du plaisir (...) que je définis de ce qui se satisfait du blablabla (idem:idem).
br> C’est dans la mesure où elle n’est pas toute dans la fonction phallique – ce qui ne signifie aucunement que les femmes n’y soient pas du tout - que la jouissance féminine échappe à la parole et se passe de l’objet (c’est pour l’homme que la femme est l’objet) : elle n’a pas le fantasme comme condition. De cette jouissance pas dite, les femmes ne savent rien sinon qu’elles l’éprouvent. C’est une jouissance que l’imaginaire, l’objet et le sens ont désertée : une jouissance de lettre, littérale; ou plutôt littorale, afin de distinguer les jeux des petites lettres de la lettre-litter. En effet, si la science opère à rompre le semblant (à vider le monde de son sens pour atteindre le réel) et à dissoudre ce qui faisait forme, phénomène, météore, il n’en demeure pas moins que, tout en mettant en équation les lois de la matière, elle répare ce qu’elle a brisé : c’est la fixion de mondanité de la science. Par contre, la lettre littorale, ne répare ni ne relie.

La principale différence entre la lettre et le signifiant réside dans le fait que celui-ci est toujours dans la compagnie d’autres signifiants alors que celle-là s’isole et boude : la lettre est taciturne ; elle objecte à la parole et aux liens. Dans sa dimension unaire, elle désarticule, atomise, rend inconsistant. Sa portée anti-ontologique – elle vide l’être du sens et le sens de l’être – brise le semblant qu’est l’objet a et lance un défit à ce qu’il implique : le fantasme d’une commune mesure entre sujet connaissant et monde connu, une commune mesure entre homme et femme ; bref, la fiction de l’univers et la totalisation imaginaire et/ou symbolique du savoir.

Muette, intransitive et réelle, comme la lettre, la jouissance féminine n’est pas partageable, ne fait pas rapport et ne peut être éprouvée que solitairement (pas la solitude individuelle mais celle du dédoublement par lequel la femme est Autre pour elle-même). Foncièrement singulière, tout comme la lettre, cette jouissance est inaccessible aux niveaux de la catégorie, de la loi et du savoir.

Après l’éthique de la psychanalyse, la question féminine constitue l’étape cruciale d’un parcours qui finit par décrocher la psychanalyse d’avec le champ scientifique – décrochage qui accompagne la perte de suprématie et d’autonomie du symbolique et l’approfondissement d’une notion de structure (inconsistante, incomplète, ouverte) qui doit peu au structuralisme d’inspiration néo-kantienne (Lévi-Strauss). Si, dans le Séminaire VII, l’objet a objectait éthiquement à la promesse de satisfaction universelle contenue dans la transcendantalité de la loi morale, dans le Séminaire XX, la jouissance féminine objecte logiquement à l’univers de la science dont la littéralisation n’est autre que l’autonomie du symbolique fonctionnant à l’état pur[2] (univers est un autre nom pour logos). La jouissance pastoute des femmes permet de saisir le point où science et psychanalyse divergent après avoir convergé de par leur démarche a-cosmologique qui supprime l’imaginaire pré-moderne d’un cosmos soutenu des noces du masculin et du féminin : le monde n’est pas un tout sexuellement harmonieux. Mais science et psychanalyse divergent sur le tout que la science affirme et la psychanalyse nie. Pour Lacan, il ne suffit pas de dire qu’il n’y a pas de rapport sexuel; il faut saisir que les implications de cette inexistence atteignent irrémédiablement la notion d’univers, c’est-à-dire la structure en tant qu’elle se définit par l’autonomie du symbolique (le logique pur). Petita et Pastoute désignent deux étapes cruciales dans une démarche intellectuelle qui, tout comme Alexandre Leupin l’a récemment mis en relief[3], affirme la singularité au sein de la structure ou, en d’autres termes, le trou de la jouissance dans le savoir : tout du sexuel n’est pas subsumable en signifiant.



[1] La signification du phallus pose que toute signification est phallique.

[2] Si mon hypothèse est correcte, alors on pourra dire que, de par son affinité avec la jouissance pastoute, la lettre objecte (paradoxalement) à la littéralisation (l’impasse logique brise les rapports logiques). Tout comme l’Autre sexe, la lettre se dédouble: elle est dans le symbolique mais aussi au-delà.

[3] Lacan Today. Psychoanalysis, Science, Religion, New York, Other Press, 2004. Leupin soutient que la singularité du désir constitue le dernier front de résistance à l’expansion surmoïque de la science qui vise justement à l’abolition du sujet de l’inconscient au moyen de la réduction du réel au symbolique.

 

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