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Jacques-Alain Miller / Philippe Sollers
Une conversation avec Sollers le 19 avril 2005


[space] © Jacques-Alain Miller & lacan.com 2005

 

Jacques-Alain Miller: Avez-vous, ou pas, envie de parler du Monde?

Philippe Sollers (il fait non): Sauf si vous en avez envie sur un point précis. Sinon, c'est trop vaste.

JAM: Qu'est-ce qui vous a fait partir à ce moment-là? Encore que le point de savoir si vous êtes parti ou non est controversé. Dans le hall, lors du débat du Rond-Point, j'ai dit que vous partiez à quelqu'un du Monde, qui n'était pas Plenel, et qui m'a répondu : "Oh, mais il n'était pas salarié." Donc, ce serait un départ qui compte pour du beurre.

Ph.S: Cela dit tout. Le terme de salarié accolé à celui d'écrivain fait une drôle d'impression. Je crains que ce soit une opinion désormais largement répandue. Tout le monde doit être salarié et, en effet, tout le monde doit écrire de la même façon, je suppose. Mais je dois quand même dire que j'étais salarié puisque je touchais une mensualité.

JAM: Oui. Mais enfin, si on exècre la misère, comme le dit de lui-même Rimbaud, que vous citez en exergue dans Poker...

Ph.S: Il faudrait surtout ne pas croire qu'il s'agit d'exécrer les pauvres. Il s'agit de la misère intellectuelle, qui est très largement répandue aujourd'hui. Ou sexuelle aussi, je ne vous apprends rien. Ou politique, je vous l'apprends encore moins. Rimbaud dit cela en 1873. Il est intéressant de savoir pourquoi il a dit cela exactement à ce moment-là. Vous savez qu'après cela, il a été à la recherche d'un salaire, qu'il a fini par obtenir, mais dans des conditions exécrables, dont il se plaint constamment. Il n'y a rien dont Rimbaud se plaigne plus constamment que de l'ennui.

JAM: Où avez-vous pêché cette citation?

Ph.S: Dans Une saison en enfer. Disons que j'essaye au maximum d'éviter l'ennui. C'est tout de même une question métaphysique importante.

JAM: C'est votre boussole?

Ph.S: Oui. Avec le goût.

JAM: Alors, qu'est-ce qui va changer dans la guerre du goût, du fait de votre passage du Monde au Nouvel Observateur?

Ph.S: Justement rien, ce qu'il faut démontrer. À savoir, que j'ai toujours écrit en pensant par anticipation à ce que pouvaient faire ces textes dans le temps - je dis texte plutôt qu'article - un jour rassemblés dans un volume à tendance encyclopédique. Cela a déjà donné deux gros volumes que vous avez en folio, La Guerre du goût et Éloge de l'infini. Le troisième est quasiment prêt aux deux tiers, et ce sera de nouveau un petit millier de pages. Cela consiste donc à utiliser les supports, à user de leur bienveillance en pré-publication seulement, pour en arriver à une démonstration qui ne soit pas celle d'un recueil, mais, au contraire, d'une partie qui se joue dans le temps, en toute conscience de ma part.

JAM: Pensez-vous être indemne par rapport aux lieux que vous traversez?

Ph.S: Mais j'en ai fait l'expérience bien des fois.

JAM: Oui. Rappelez- les-moi.

Ph.S: Le Seuil, par exemple. Et puis les lieux ne sont pas que des lieux sociaux, ce ne sont pas que des lieux publics, ce sont souvent des lieux privés, n'est-ce pas ? "Indemne", dites-vous, le mot est beau. Vous savez d'où il vient? De 'dam', de 'damnation' (On entend une volée de cloches). Y a-t-il une fumée blanche en ce moment, je me le demande. Ça sonne un peu tôt. D'habitude, c'est vers 19 heures. Je me demande si la fumée blanche, à Rome, ne vient pas d'apparaître. Et le comble, ce serait que ce soit noir.

JAM: Qu'est-ce que vous anticipez?

Ph.S: Qu'est-ce que j'anticipe?

JAM: Oui, sur la papauté.

Ph.S: Vous savez, le coup du Saint Esprit, qui fait ricaner tous les esprits pseudo-éclairés... ce n'est pas absolument prévisible, dans la mesure où le tortillage des calculs n'arrive pas à évaluer exactement ce qui peut se passer.
J'étais en 1978 à New York, en octobre, le 16 si je me souviens bien de la date. Je téléphone comme d'habitude à Paris, à Julia, Julia Kristeva, qui me dit : "Tiens, il se passe quelque chose de curieux. On vient d'élire un pape polonais." Là, une fois que c'est fait, on peut anticiper en un clin d'¦il. Ça dépend où l'on se trouve en géopolitique. J'étais dans le bureau du Chairman de la New York University, John Bishop pour ne pas le citer, aux activités discrètes, efficaces et constantes. Je me retourne vers lui, et je lui dis : "Tiens, il se passe un truc bizarre. Le pape qui vient d'être élu, le premier non-italien depuis 455 ans, est polonais." Il me regarde comme si j'avais un moment hallucinatoire, et il me dit: So what? Le soir même, je voyais Wojtyla en train de causer dans un très bon anglais sur CBS. C'était facile de se rendre compte que ça allait chauffer. Ça a chauffé. Son nom dans la prophétie de Malachie, du XIIIème siècle, vous le connaissez, est De labore solis, "Du travail du soleil". Celui pour lequel on va peut-être sonner les cloches ce soir, ou demain, s'appelle Gloria olivae. Après cela, il n'y en a plus qu'un, qui s'appelle Petrus Romanus. À ce moment-là, c'est la fin. De quoi?
Anticiper, c'est possible, lorsqu'on a un instrument très fiable, qui est pour moi, comme vous le savez, l'écriture dans une certaine dimension.
Rappelez-vous ce pauvre Althusser venant dire à Lacan, je crois bien, en public, je n'étais pas là: "Le Saint Esprit, ben, c'est la libido". C'est intéressant, parce que Althusser pensait beaucoup au pape, vous le savez. Malheureusement, il n'avait pour interlocuteur latéral que Jean Guitton, lequel était assez proche de Paul VI, mais on voit bien comment il a fait passer son examen à Judith : ce n'était pas le bon canal.

JAM: Lacan avait gardé sur le c¦ur une réplique d'Althusser, au moment où il le voyait dans les jours qui précédèrent son arrivée à l'École normale. Althusser lui avait dit: "Entre l'homme et la femme, il y a le grand Autre. C'est Dieu, n'est-ce pas?" Je crois que cela témoigne de ce qui se disait de Lacan dans les milieux catholiques, où il était l'espoir d'une christianisation de la psychanalyse...

Ph.S: ...et du marxisme.

JAM: ...où Lacan était l'espoir d'une christianisation de la psychanalyse, et peut-être Althusser l'espoir d'une christianisation du marxisme.

Ph.S: Tout cela reste à déchiffrer, encore. Et encore, et encore. Because Joyce, dont je pense qu'il a représenté l'irréligion même, ce qui, à mon avis, est beaucoup plus difficile à accomplir que la tarte à la crème de l'athéisme. Eh bien, on demandait à Joyce: "Pourquoi, puisque vous n'êtes pas croyant, vous ne vous faites pas protestant?" Réponse de Joyce, très célèbre: "Je ne vois pas pourquoi je quitterai une absurdité cohérente pour une absurdité incohérente." Et vous savez tout de même, cher ami, il faut le rappeler, que le seul article conséquent paru sur Joyce en 1937, pour le féliciter de prendre à revers le naturalisme et le réalisme contemporains, a paru dans l'Osservatore romano. L'article est excellent. C'est sur Finnegans Wake. Nous sommes bien avant que Lacan s'en occupe, et peut-être même après, qui sait? Joyce a dit: "Oh! c'est probablement un vieux cardinal qui veut me faire une blague." Donc, tout cela est en cours.

JAM: Cantor aussi était très occupé du Vatican.

Ph.S: Nous avons fait écrire ça par Jean-Louis Houdebine, parce qu'il s'agissait de comparer la façon dont Jung s'était comporté avec Joyce et la façon dont le mathématicien Kronecker avait persécuté Cantor. Il est vrai, en effet, que Cantor a cherché, en quelque sorte, une réponse à travers saint Augustin. Le transfini, ça ne plaisait pas aux mathématiciens de l'époque. Il y a encore à dire pas mal là-dessus, c'est pour ça qu'il faut laisser cette porte entrouverte, sinon on a peu de chance de déboucher vraiment sur l'être-pour-la-mort.

JAM: Expliquez-moi ça.

Ph.S: La provenance catholique de Heidegger ne fait aucun doute. Vous avez lu... qu'est-ce qu'il prend en ce moment! Ça n'arrête pas.

JAM: Il est d'une actualité sensationnelle.

Ph.S: Sensationnelle. Je dois dire que la précipitation attire l'attention. Ça veut donc fermer quelque chose. Ce n'est pas de Dieu qu'il s'agit, mais peut-être de l'être-pour-la-mort. Ça veut en finir avec la distinction entre l'animal et l'humanoïde. C'est une possibilité sérieuse.

JAM: Vous avez vu dans Le Monde 2 que Henri Atlan, dont vous m'aviez recommandé le petit livre, prend sérieusement parti pour le progrès de la science.

Ph.S: Ça fait partie, en effet, des avancées, jusque-là techniques, opérables, et ça va dans le sens d'une évacuation drastique de l'être-pour-la-mort. Il n'y a pas un seul de mes romans, depuis très longtemps, où je n'aie tenté d'alerter, à travers des tas de situations concrètes, sur cette évolution ovulatoire.
Pour en revenir au pape disparu, il y a un roman de moi que je conseille à tous les participants de vos Forums, qui s'appelle Le secret, et qui date de 1993. J'essaie d'y faire le point dans les coulisses de l'assassinat perpétré place Saint-Pierre de Rome le 13 mai 1981, soit trois jours après l'élection de François Mitterrand à la tête de la République française. Chacun ses intérêts. À ce moment-là, moi, ce qui m'intéressait, c'était ces coups de revolver à Rome, sur lequel il y a encore beaucoup de choses très obscures. À l'époque, j'ai envoyé ce livre à Jean-Paul II, et j'ai reçu une lettre très charmante, qui m'a conforté dans mes intuitions de fiction, fiction plus réelle que la réalité supposé.
J'ai reçu de lui trois messages très chaleureux. Je veux parler de la courtoisie qui est une vertu, selon moi. Le deuxième message, ça a été pour La divine comédie, livre que je suis allé remettre en main propre au pape disparu. Comme vous savez, chez Dante il est question des papes à chaque instant. Il y a une photo du pape et de moi qui a scandalisé tous les esprits qui se croient forts, et qui en réalité réagissent à la Pavlov. Moi, ça m'intéresse de savoir comment Dante Aligheri s'est débrouillé avec la papauté de son temps, en prophétisant un certain nombre de choses. C'est magnifique. Et le troisième message a été pour Le Dictionnaire amoureux de Venise, que j'ai aussi fait parvenir, au même pape, et qui a été reçu avec une tolérance et une courtoisie extrêmes, compte tenu du fait que ce livre comporte tout de même des personnages tout à fait douteux du point de vue de la doctrine, par exemple Baffo, poète pornographe, admirable d'ailleurs, ou Casanova. Eh bien, encore une fois, une lettre de courtoisie et de remerciement. Que veut le peuple?

JAM: Je serai à Venise la semaine prochaine.

Ph.S: Pensez donc à moi.

JAM: Mais oui. Avec mes deux petites-filles, que vous connaissez. Nous allons marcher sur vos pas, et sur les nôtres.

Ph.S: Et n'oubliez pas de les faire assister à une messe, parce que c'est en Italie qu'il faut en entendre une. C'est très beau. Peut-être aller à San Sebastiano, c'est-à-dire là où vous avez Véronèse. Ces gens sont extraordinaires. On leur a donné des églises, ils en ont fait leur boudoir. C'est la théologie dans le boudoir. Lacan rentrait toujours d'Italie, si je me souviens bien, dans un état bizarre. Est-ce que je rêve?

JAM: Je suis souvent allé à Venise avec lui, en famille.

Ph.S: Il me semble qu'il était débordé par l'obscénité présente dans les églises.

JAM: Il voulait surtout faire ouvrir les églises fermées. Il tambourinait sur les portes, et il parvenait parfois à faire descendre le sacristain.

Ph.S: Voici quelque chose que j'ai raconté en 1985. Là aussi, personne ne m'a cru. Le brave Jean-Paul II arrive à Venise, quatre ans après ses deux balles dans le ventre, alors que j'étais avec une amie charmante, heureusement très élégante, pendant que je traînais encore une vieille veste achetée à Shanghai.

JAM: Vous n'avez jamais été tellement soucieux de votre habillement.

Ph.S: Non.

JAM: Pas dandy.

Ph.S: À moins que...

JAM: À votre façon.

Ph.S: Être dandy comme les dandys, ce n'est déjà plus être dandy.

JAM: Ah ! ça se discute. Il y a des normes tout de même, le dandy suit ou impose des normes.

Ph.S: Il y a une historicité du dandy, et il y a un je m'enfoutisme singulier.

JAM: Un je m'enfoutisme singulier, mais vous ne mettez pas en évidence tel trait qui serait imitable, alors que le dandy le fait. (Sollers brandit son fume-cigarettes.) Oui, le fume-cigarettes, d'accord.

Ph.S: J'étais donc là, et le pape se baladait dans Venise, en canot, etc, processions multiples. Il y avait un concert en son honneur donné à la Fenice. Et personne ne me croit quand je raconte que, sans aucune invitation, portant une veste tout à fait reconnaissable comme achetée en Chine, col Mao, je dis à cette amie, heureusement, elle, très bien habillée: "Tiens, on va aller écouter ce concert." Elle me dit bien évidemment: "Mais tu es fou, on ne pourra jamais passer, trop de policiers, l'armée." Voyez le Saint Esprit: je dis cela et j'étais sûr que ça allait marcher. Tellement sûr, que, en effet, je me présente, et on passe sans aucune question, et on se retrouve sur le perron, devant l'entrée. Inutile de vous dire que ça défilait en robe longue, les cardinaux étaient déjà là, les contrôles étaient extravagants, les sacs à main étaient ouverts, etc. Je rencontre un monsieur, probablement un des régisseurs du théâtre, qui me demande ce que je désire, et je lui dis: "Écoutez, il est très important pour moi d'assister à ce concert. Je suis écrivain." Je baragouine un peu en italien pour appuyer mon dire, et je lui dis: "Considérez que c'est comme si Stendhal vous le demandait." Il me regarde, il n'hésite pas, et il me conduit dans la loge impériale, c'est-à-dire qu'il n'y a pas plus en vue. Le pape entre, suivent les cardinaux, et Jean-Paul II fait un discours sur l'art, avec de l'Aristote extrêmement conséquent. On lui joue une symphonie, la cinquième de Gustave Mahler, qui fait beaucoup de bruit d'ailleurs. À la fin, des femmes commencent à chanter, c'est déjà presque du Wagner. Je trouvais cela curieux. Après tout, on aurait pu lui choisir une musique de sa paroisse, il y a tout ce qu'il faut dans Monteverdi, Vivaldi, Mozart, sans parler de Bach. Il y avait là comme qui dirait une faute de goût auditive, auditivo-protocolaire, tout à fait sensible. Et j'observais ce pape, qui s'ennuyait prodigieusement: pendant que ça hurlait, il tapait avec son éventail sur son genou. La seule personne qui ait osé venir nous demander ce que l'on faisait là, mais pour demander la permission de filmer depuis là où j'aurais pu tirer, était journaliste de la télévision américaine. Nous n'avons pas été fouillés, j'aurais pu tirer à coup sûr sur le pape. Je tire plutôt bien. Il paraît que c'est héréditaire. J'ai un grand-père qui était champion de tir, et l'une de mes soeurs est une virtuose de la carabine. Là, vraiment, je ne pouvais pas louper sa Sainteté.

JAM: Vous avez ces pensées-là?

Ph.S: J'ai toujours les pensées les plus contradictoires, c'est la moindre des choses. Après quoi nous sommes repartis dans la nuit. Tout le monde s'est dispersé. Et Venise la nuit... Vous connaissez ça. Il faut marcher dans Venise la nuit, comme Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre l'ont fait en 1933, avec un Sartre qui, au petit jour, avoue à Simone de Beauvoir, qui était inquiète, qu'il a été toute la nuit suivi par une langouste. Vous allez à Sartre, dans mon Dictionnaire amoureux de Venise, et vous trouvez là l'embarras philosophique à l'état pur. C'est passionnant. Sartre se décrit phénoménologiquement dans un état psychotique tout à fait intéressant. Que disions-nous?

JAM: On était parti de votre départ.

Ph.S: Mon départ... parlons plutôt de mon arrivée.

JAM: Oui, votre arrivée à l'Observateur?

Ph.S: Eh bien, ça s'est fait très vite. J'ai laissé passer une sorte de soupir de saturation, j'ai tout de même écrit pendant quinze ans là, et en quarante-huit heures, c'était bouclé, plutôt à ma grande surprise, parce que je m'attendais à ce qu'il y ait des mouvements, des oppositions. On ne fait pas ça comme ça. Ça a été un peu comme le passage du Seuil chez Gallimard. Le Seuil n'y croyait pas du tout.
Chaque fois, que se passe-t-il dans mon cas? Je vais vous faire là une confidence vraiment sérieuse. Il se trouve que je suis en train d'écrire un truc. C'était la même chose au Seuil, j'étais en train d'écrire Femmes, et je me disais que forcément, au point où j'en étais, ma réalité sociale allait changer. Vous voyez, toujours cette même bizarrerie. Et là, exactement de la même façon, il se trouve que je suis en train d'écrire un gros roman, déjà très avancé, qui est ma seule boussole. Vous verrez paraître ça au début de 2006. C'est assez copieux, un peu accablant j'espère, on en reparlera à ce moment-là. Car sociologiquement, ou sociomaniaquement, on en revient au salarié supposé que vous êtes censé vouloir être, mais là, nous parlons parce que nous savons que nous ne sommes pas astreints au salariat tel qu’il est imaginé dans la sociomanie universelle. Comme disait Debord, les salariés ont le droit de voter, et ils vont le faire. Et les chômeurs aussi.
Donc, c’est ma seule boussole, c'est-à-dire que je vois ce que j'ai sur ma table de travail, et je me dis que, même si c'est personnel, et même si personne ne l'a lu, ça va produire des effets avant même que ce soit porté à la connaissance imprimée du public.

JAM: Vous devenez voyant, ou bien ça devient plus apparent. La sociomanie...

Ph.S: Vous savez d’où vient ce mot, de voyant, et là vous appelez Rimbaud. C'est raconté par Baudelaire dans les Paradis artificiels, c'est-à-dire les soirées dans les soirées. Il décrit les soirées, les parties de prise de drogue, c'est-à-dire de haschisch à l'époque. Théophile Gautier, Baudelaire, Balzac qui refuse l'expérience. Le type qui restait sobre, et qui jouait un peu de piano pour faciliter les évolutions hallucinatoires, qui était donc en somme chargé de la sécurité des participants, s'appelait "le voyant", c'est-à-dire celui qui voyait juste, et non pas celui qui avait un transport de voyance. Parce que dans ce moment-là, la voyance, en effet, défile, à plein flots. C'est très intéressant à relire les Baudelaire là-dessus.

JAM: Oui. Je l’ai repris récemment après avoir lu quelque part que c'était un texte que Barthes aimait beaucoup.

Ph.S: Si vous voulez faire un petit détour par là, vous prenez Thomas de Quincey, bien sûr, et tout ça.

JAM: C'est à Mauriès que l’on doit d’avoir un certain nombre des essais de de Quincey en français.

Ph.S: Admirable personnage.

JAM: J'ai fait l'emplette d’une édition complète de de Quincey en anglais, mais il faut aller la chercher au XIXème siècle. Il n'y a rien eu, que je sache, au XXème.

Ph.S: Le mangeur d'opium est là, vous le trouvez, il est disponible.

JAM: Bien sûr, mais je parle des essais. J'ai l'ensemble.

Ph.S: C'est prodigieux, les curiosités de Quincey.

JAM: Voilà, il faudrait mettre en chantier de Quincey dans la Pléiade, après la Pléiade Sollers qu'on attend.

Ph.S: Que vous me souhaitez. Coleridge, dont je me sers au début de Paradis pour montrer la rapidité...

JAM: Avez-vous visité la région des lacs?

Ph.S: Non. Vous savez que l'Inde et la Chine sont en idylle en ce moment, contre le Japon.

JAM: Alors, ça fait très peur aux Français. L'Inde, la Chine étaient cités hier soir chez Plenel, comme par Chirac, pour faire trembler la France et l'Europe.

Ph.S: Évidemment, quelle idée de s'adresser par explication à une population supposée mature. Vous l'avez déjà souligné à juste titre.

JAM: Je ne sais plus qui disait hier soir que les capitalistes chinois votaient contre l'Europe. Vous, vous avez écris dans le Journal du dimanche que vous alliez voter oui, comme la Chine.

Ph.S: Bien entendu. Ce sont les États-Unis qui votent non. Voilà encore quelque chose qui n'est pas pensé. C’est évident.

JAM: Ça ne paraît pas si évident.

Ph.S: Et pourquoi ça ne vous paraît pas évident? C'est une question financière de première ordre. Ce n'est pas que l'euro soit très gênant pour le dollar, mais enfin, c'est une possibilité d'investissement que les Chinois utilisaient déjà parfaitement. Il y a là une guerre économique tout à fait fondamentale. Nous avons, si nous disons "nous", tout à coup, "nous Européens". La chose qui a le plus choqué dans "La France moisie", que Jean-François Kahn s'obstine à faire passer pour un texte maurassien, ça le regarde, voilà une projection interesante, ce qui a le plus choqué, dis-je, c'est que je termine en disant que je suis un Européen d'origine française.

JAM: Ça, c’est très bordelais.

Ph.S: Oui, ou voltairien. Voltaire, l'aubergiste de l'Europe. Mais enfin, ça vient de la raison. On va d'abord à Londres ou à Rome, Montesquieu ou Montaigne, et ensuite à Paris, bien sûr... C'est une longue tradition.

JAM: Vous connaissez un peu la vie de Jean Monnet? Qui était de Cognac, d'une famille de négociants.

Ph.S: Il est de Charente, alors. Comme Mitterrand. Là, nous ne sommes plus du tout chez moi. C’est tout à fait autre chose.

JAM: Et donc le négociant...

Ph.S: Ou Chardonne, encore Mitterrand.

JAM: C'est naturellement ouvert sur le monde anglo-saxon. Il a monté une conspiration sensationnelle, la conspiration de l'Europe, à laquelle Kojève a participé des deux mains.

Ph.S: Rappelez-vous le texte très important de Kojève qu'il a fait tenir au général De Gaulle...

JAM: Sur l'Empire latin?

Ph.S: Oui. Vous devriez le republier.

JAM: Il a été republié dans la biographie de Kojève qui était parue chez Grasset.

Ph.S: Je sais, mais il faudrait reprendre ça. C'est un texte absolument sensationnel. Il est d'une grande actualité, parce que l'Empire américano-russe, qui dure encore, n'a pas une grande envie d'Europe, je crois. "L'Europe kidnappée", comme l'a dit Kundera.

JAM: Comment se fait-il que, par exemple pour ces thèmes que nous avons évoqués ces derniers temps, de la sociomanie, de l'évaluation, alors qu'on sent une petite vibration chez les intellectuels français, on ne sente rien en Italie, en Espagne?

Ph.S: Vous allez aux États-Unis d'Amérique, vous allez revenir avec l'impression que la France ou l'Europe n'existe plus.

JAM: Ça, c’est tout à fait sensible.

Ph.S: Sauf que, à un moment ou à un autre dans la conversation, ils vont par exemple parler de l'Île de Ré, où ils vont passer des vacances.

JAM: Je me souviens de mon fils allant aux États-Unis. On l'avait plongé dans un camp de scouts américains, où il devait se débrouiller. Il a reçu une médaille de la "National Rifle Association". Il est revenu très ému, à l'âge de treize ans, de voir que la France n'existait pas pour les petits Américains.

Ph.S: Eh bien voilà quelle pourrait être notre chance. C'est de passer dans la non-existence, telle qu'elle est en train de se planétariser à travers le calcul et l'évaluation. Ne pas exister. Je prends mes livres dans un coin, et je n'existe pas. Eh bien, c'est l'avenir!

 



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