CABINET DE LECTURE | Vues et revues

L'effort des Américains 1

Publiée deux fois par an depuis 1990, Lacanian Ink est né du désir de Josefina Ayerza de faire entendre une autre voix. Entreprise méritoire s'il en est, la tentative est belle et la lecture de la revue ne manque jamais de surprendre, d'intriguer, tant l'aspect engagé et intransigeant de la parole lacanienne est peu entendue dans la langue anglaise et ce, de l'autre coté de l'Atlantique. Car aux États-Unis, depuis de nombreuses années, la lecture de Jacques Lacan est enracinée dans le domaine des cultural and gender studies, domaine qui prend l'énonciation lacanienne dans son assertion purement intellectuelle, disjointe de l'expérience analytique et qui convoque tour à tour la littérature, la théorie et la critique artistique. On pourrait a dire: Lacan appliqué aux arts et à la culture contemporaine, Lacan le post-moderne. Mais dans ce melting pot d'où l'inconscient semble bien souvent exclu et qui apparaît très politiquement correct, on trouve le pire comme le meilleur.

Lacanian Ink est une curiosité. Une couverture souvent provocante, des photos d'œuvres d'artistes contemporains et les textes. Pourtant, malgré un certain éclectisme, à y regarder de plus près, cette revue rassure quant aux perspectives américaines pour la psychanalyse. Un savoir nouveau, produit par un nouveau discours, lui-même issu d'une nouvelle langue émerge. Ces trouvailles proviennent de textes traduits, que pour certains nous connaissons déjà et que l'autre langue nous fait entendre d'une autre oreille (textes de J.-A. Miller, E. Laurent, entre autres), mais aussi de textes originaux d'où émerge un chaos signifiant qu'il convient de décoder, chaos écrit, «à l'encre de Lacan» - ink/encre. L'éclectisme des contributions est systématique: analystes bien sûr, mais aussi personnalités diverses de la scène artistique américaine, et enfin universitaires d'horizons divers.

La livraison du numéro 17 de la revue s'intitule « Esthétique». Elle nous permet de lire des textes de J.-A. Miller, E. Laurent, A. Badiou, D. Ebony, S. Zizek et G. Wâjcman. La conclusion de l'éditorial écrit par Josefina Ayerza donne le ton: «L'esthétique commence là où ce qui ne peut être dit peut être montré, exhibé. Avec Jacques Lacan, ce qui ne peut être montré est présumé un symptôme [ ... ] Le nom de ce symptôme devrait être Art ». D'art il est infiniment question dans le texte de G. Wâjcman « œvres-de-l'art » - que nous relisons avec plaisir dans la langue anglaise, traduction d'un des chapitres issu de son passionnant livre Objet du siècle publié en 1998 aux Éditions Verdier.

À partir de deux œuvres majeures du vingtième siècle la Roue de bicyclette de Duchamp (1913) et Quadrangle dit Carré noir sur fond blanc de Malevitch (1915), Wâjcman aborde la question de la place de l'œuvre d'art dans le siècle passé marqué par l'horreur. À l'expression ceuvre d'art, qui selon lui aborde l'œuvre du côté de l'unification, l'auteur préfère œuvre de l'art. Ici, point de valeur d'ensemble - « l'art n'existe pas. Il existe des œuvres de l'art » - mais plutôt une ouverture sur l'objet qui accomplit un acte, une œuvre qui est une cause. L'art serait alors l'inventeur de notre visible, ouvrirait grand notre regard pour nous permettre de faire face à l'horreur.

En ces temps troubles où l'interprétation bat son plein, ici comme ailleurs, rajoutant à l'infini du sens là où le en-moins de l'interprétation se devrait d'être convoqué, le texte de Wâjcman est plus que jamais d'actualité. Disons alors qu'il s'agit de partir de la clairvoyance de l'œ uvre pour penser son interprétation. Signalons que Lacanian Ink noº 18, « Le non-rapport » (printemps-Été 2001), vient de paraître, avec des contributions de J.-A. Miller, R. Klein, T. Svolos, G. Wàjcman, S. Zizek, J. Ayerza, G. Garcia et M. Abreu.

Francesca Pollock

LACANIAN INK Nº 17
«Aesthetics»
New York. Automne/hiver 2000.

Référence est faite ici aux
paroles que Jacques-Alain Miller
prononcées au cours du «Paris
New York psychoanalytical
workshop».
le 2 avril 1989.