Tous lacaniens!
Dominique Simonnet
L'Express du 17/01/02

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Serait-ce un schisme, une hérésie, une nouvelle querelle de chapelle? Un petit vent mordant se lève en tout cas sur la psychanalyse. Voilà que Jacques-Alain Miller, gendre de Jacques Lacan et dépositaire de l'oeuvre du maître, qui jusque-là s'était retiré derrière son élégant divan, pique une grosse colère. Assez de jouer les grands prêtres, tonne-t-il, assez de mystère et d'encens, il est temps que les psychanalystes rendent des comptes sur ce qu'ils font! Pourquoi lui? Pourquoi maintenant? De quoi souffre donc la psychanalyse? En exclusivité pour L'Express, il répond. Il ne s'était pas exprimé publiquement depuis vingt ans.

Il a agité le cénacle lacanien pour une vulgaire histoire de droit de réponse qu'une revue lui a refusé. Un symptôme du malaise actuel de la psychanalyse, explique-t-il, qui l'a décidé à réagir. Le 23 janvier, Jacques-Alain Miller publie deux ouvrages destinés à allumer le brasier: Lettres à l'opinion éclairée, qui rassemble les brûlots envoyés récemment à quelques initiés, et Qui sont vos psychanalystes?, recueil de textes de confrères amis qui se dévoilent publiquement (tous deux au Seuil). Il reçoit dans son appartement parisien avec courtoisie, en compagnie de sa femme, Judith, la fille de Lacan, qui reste silencieuse. L'ancien agitateur maoïste n'a pas perdu l'art de la provocation. Pourtant, il est aussi serein que ses propos sont virulents.

Vous vous démenez beaucoup en ce moment: livres, polémiques, lettres publiques, appels à vos confrères... Qu'est-ce qui ne va pas dans la psychanalyse au point que vous donniez ainsi un coup de pied dans votre propre fourmilière?
Ce qui ne va pas, c'est que ça va trop bien! La psychanalyse a eu un tel succès que sa dynamique déborde maintenant les psychanalystes. Son influence est partout dans la société. Pour résoudre les conflits, on compte désormais sur la parole; dans les situations de traumatisme, on envoie des équipes pour mettre aussitôt en mots l'insupportable... La psychanalyse a échappé à toute orthodoxie, à toute oligarchie, à tout monopole. Du coup, il est logique que la qualification de psychanalyste soit mise en question. Le plus souvent, d'ailleurs, elle s'ajoute à une autre compétence, acquise antérieurement.

Réglons d'abord le sort de la psychothérapie, contre laquelle vous avez des mots très durs: «La psychothérapie, ça n'existe pas», dites-vous carrément.
J'ai des mots durs seulement quand des lobbys présentent la psychothérapie comme une discipline constituée et voudraient la faire reconnaître à la sauvette par l'Etat. Je te masse les doigts de pied, je te fais crier très fort, courir nu sur la plage, je te relaxe, je te mets de la musique douce... Tu te sens mieux, n'est-ce pas? Voilà, je t'ai psychothérapié. Non, de ce point de vue là, la psychothérapie n'existe pas. Ce n'est pas une discipline ni un discours. C'est un fourre-tout. Quelqu'un tente de vous procurer un mieux-être par son savoir-faire personnel? Pourquoi pas? Mais regrouper ces savoir-faire très différents, souvent hasardés, sous une même étiquette, voire décerner un diplôme, ce serait une imposture.

Il n'y a donc que la psychanalyse qui vaille?
Il y a en psychanalyse des moments où le souci thérapeutique l'emporte sur le souci de vérité: avec certains patients, il n'est pas recommandé de déchaîner toute la puissance d'ébranlement et de dévoilement que l'analyse peut avoir sur les identifications, les idéaux, les valeurs, les croyances, les racines de jouissance... Les analystes apprennent à modérer ou à moduler cette puissance et, là, on peut parler de psychothérapie. Mais la colonne vertébrale reste la psychanalyse.

Qui, elle aussi, devrait, selon vous, accomplir son autocritique. «Il est temps que l'on secoue les psychanalystes, qu'on les prenne à partie et qu'on les somme de s'expliquer sur ce qu'ils font», écrivez-vous.
Il y a un demi-siècle, en France, les analystes n'étaient qu'une petite vingtaine. Aujourd'hui, c'est une masse. Qui est qui? On ne le sait plus vraiment. Ils sont parfois plus malades que leurs patients, Freud le disait déjà. Ou ils ne rendent compte à personne, ou ils s'enferment dans des obédiences jalouses, parlent des jargons, et malheureusement se disqualifient à qui mieux mieux. Le pluralisme est irréversible, et la fragmentation croît avec l'extension. Donc, à terme, comment échapper à la dilution? Je parie que les divers groupes n'auront pas d'autre issue que de sortir sur la place publique. Ils devront présenter la longue et difficile formation de leurs membres, dire qui ils sont, s'expliquer clairement sur ce qu'ils font, et sur les garanties qu'ils peuvent et ne peuvent pas donner.

Y aurait-il aussi des imposteurs chez les psychanalystes?
Pour l'affirmer, il faudrait encore s'accorder sur ce qu'est un psychanalyste! Si nous pouvions démontrer nos capacités dans une épreuve universitaire, ce serait plus simple. Mais ce type de vérification est incompatible avec une pratique qui demande la confidence la plus intime. Freud lui-même, pour s'analyser, avait utilisé son meilleur ami, qui s'y était prêté sans le savoir! Tant qu'il était le seul, Freud était bien tranquille: la psychanalyse était ce qu'il en disait.

Après ce big bang, elle a continué comme un passage de relais: pour devenir psychanalyste, il faut avoir été analysé par un psychanalyste.
Exactement. Et ce principe de transmission rattache la psychanalyse aux confréries ésotériques ou mystiques, qui exigent une formation auprès d'un maître de vérité. En fait, ce type de filiation est présent, mais voilé, dans toute formation, qu'elle soit scientifique, politique, professionnelle. Quand cela est mis à nu et analysé, les effets s'avèrent difficiles à maîtriser. D'emblée, les élèves de Freud se sont disputé sa reconnaissance. Lui rêvait de fonder une sorte de république autonome qui aurait été en même temps un tribunal international de psychanalyse. Quelle utopie! En fait, son organisation s'est sclérosée, pendant que la théorie, elle, se morcelait.

Et, au fil des décennies, les conflits se sont multipliés...
En effet. Après avoir présidé l'organisation de Freud, Jung s'est trouvé en conflit avec lui et s'est retiré. Anna, la fille de Freud, a presque réussi à chasser sa rivale, Melanie Klein, qui a développé la psychanalyse des enfants. Mais le premier à défier ouvertement l'organisation centralisée a été Lacan. «Je suis psychanalyste, a-t-il dit, et je suis plus freudien que vous!» Textes en main, il a soutenu que les orthodoxes de l'époque étaient des hérétiques, ce qui est d'ailleurs largement admis aujourd'hui.

Vous en parlez comme d'une guerre de religion. Lacan, votre Lacan, a été exclu de l'organisation, «excommunié», a-t-il déclaré.
Ce mot indiquait en effet que cette organisation était une Eglise, alors que Lacan s'intéressait aux références scientifiques. Freud avait pris comme substrat une théorie de l'appareil psychique qui ne pouvait être vérifiée expérimentalement. Lacan, lui, a pris la linguistique: puisque l'essentiel de l'analyse passe par la parole, disait-il, ayons recours aux sciences du langage. Là-dessus, il a fondé sa propre école. Mais ce qui tenait le devant de la scène, c'était son image, rayonnante pour beaucoup, repoussante pour d'autres. Du coup, après sa mort, en 1981, on pouvait croire que son apport allait s'effacer avec sa personne. Eh bien, c'est le contraire qui est arrivé. Le socle antique, pseudo-scientifique, a été largement abandonné, balayé par les neurosciences. C'en est au point que maintenant, à mon avis, il n'y a plus dans la psychanalyse que des lacaniens en espérance! Tout le monde est en passe d'admettre l'évidence: que cette pratique a son fondement dans le langage.

Tous lacaniens? Il y a pourtant toujours deux tendances, l'une, freudienne, et la vôtre, lacanienne, qui ne se font pas de cadeau. Qu'est-ce qui différencie, dans la pratique, un lacanien d'un freudien?
La polémique antilacanienne a été lancée dans les années 1950 sur des critères quantitatifs: la durée et la fréquence optimales des séances d'analyse. Freud avait commencé à recevoir ses patients en donnant ses rendez-vous en médecin qu'il était. Ses élèves l'ont imité, puis ont mécanisé leurs rendez-vous, alors qu'en réalité Freud lui-même pouvait très bien pratiquer des analyses intermittentes ou d'une durée totale variable, trois mois, six mois, un an, voire, pour certains, le temps d'une promenade dans le jardin. Dès que Lacan a raccourci les séances dans sa pratique personnelle, on l'a accusé de trahir l'orthodoxie.

Et c'était cela, l'une de vos divergences! Cela paraît quand même dérisoire!
Oui. Bien des analystes s'en sont tout de même aperçus. La quantité n'est absolument pas un critère décisif. L'essentiel est ailleurs. Avant Lacan, on pensait que l'analyse devait se dérouler selon un rythme immuable et dans un cadre invariable. Les psychanalystes new-yorkais les plus orthodoxes des années 1950 s'obligeaient même à ne rien changer à leur cabinet ni à leur propre habillement! Lacan a montré le ridicule de tous ces rites, et leur nocivité. Mieux vaut en prendre le contre-pied. En fait, un analyste imite plutôt l'inconscient, fonction remuante, insaisissable, diabolique, qui apparaît là où on ne l'attend pas et n'a pas de bonnes manières. L'analyse agit d'abord par la surprise. Automatisme et conformisme rendent la parole impuissante et vaine. Une interprétation analytique fait effet lorsqu'elle est produite ex tempore, dans l'instant. La transformer en rengaine, c'est la dévitaliser. C'est aussi pour cela qu'il n'y a pas une théorie de Lacan. A peine avait-il construit un schéma qu'il le défaisait, le déformait, cherchait au-delà, quitte à désorienter parfois. Etre lacanien n'est pas seriner du Lacan. C'est un peu comme être socratique ou stoïcien. C'est une position éthique, non conformiste que, de fait, nombre d'analystes de tout bord adoptent désormais.

Le petit monde de la psychanalyse n'est pas aussi consensuel que vous le dites.
Curieusement, on assiste à des phénomènes de métissage entre des tendances qui se vouaient aux gémonies il y a peu. En Amérique latine, notamment, les lacaniens sont respectés et étudiés à l'intérieur des groupes héritiers de l'organisation freudienne, et réciproquement. Mais, c'est vrai, il y a un décalage complet entre ces moeurs civilisées et celles de Paris, où l'on cultive trop souvent des interdits archaïques. Je me manifeste pour que cela change chez nous aussi. De nombreux collègues m'y encouragent, certains discrètement.

Ce qui veut dire réconcilier les tendances, entamer la grande unification, voire fonder une nouvelle internationale de la psychanalyse?
Je suis plus modeste, et plus prudent. Je me contente de petits pas. Ce que j'ai appelé ironiquement la «réunification», c'est reconnaître la situation objective de fragmentation dans laquelle nous sommes, ne plus ressasser les querelles du temps jadis, sortir de nos camps retranchés, entamer une conversation plurielle. Nous devrons apprendre à mieux parler, en direction de l'opinion comme de nos collègues. Et pour dire quoi? Ce que nous faisons aujourd'hui, et comment nous sommes impliqués dans notre pratique. Dans la société également, car les analystes sont non seulement dans leurs cabinets, mais aussi dans les hôpitaux, les institutions cliniques, partout.

C'est la «glasnost», alors, la grande sortie à l'air libre?
Lacan l'avait initiée. La tradition était de tenir des séminaires fermés. Lacan, lui, avait obtenu de Louis Althusser, pour y tenir son séminaire, une salle de l'Ecole normale supérieure ouvrant sur la rue. Entrait qui voulait. Il avait aussi institué dans son école la possibilité pour les nouveaux analystes de témoigner des effets que leur propre analyse avait eus sur eux-mêmes. Cela a été longtemps vilipendé, par ignorance. En réalité, c'est un mode de vérification utile, rationnel, adéquat à l'analyse, et qui porte le nom de «passe», par opposition aux impasses à franchir. Mes amis de l'Ecole de la Cause freudienne et moi, nous l'avons tranquillement poursuivi depuis vingt ans. Les résultats sont remarquables, parfois étonnants, et nous les publions, nous tenons des journées d'étude ouvertes au public. Car un des traits marquants de la civilisation du XXIe siècle, ce sera le pluralisme des styles de vie. Mais le rythme de la novation est déjà si rapide qu'il se produit partout un délitement des autorités, un vacillement des idéaux, un relativisme général qui désempare chacun d'entre nous. Dans ce contexte, une analyse peut vous être précieuse. Elle vous permet de retrouver les fondements de vos choix anciens, de cerner les vétilles qui ont orienté votre vie, les expériences qui vous ont marqué comme des sceaux... Elle peut vous aider à les assumer ou à vous faufiler au travers, au moins à vous fignoler une boussole qui soit bien la vôtre.

On se souvient des empoignades à propos de la publication des séminaires de Lacan, dont vous êtes le légataire moral. En tant que gendre de Lacan et dépositaire de son oeuvre, êtes-vous le mieux placé pour appeler ainsi vos pairs au débat?
Vous l'avez dit: le mieux placé, justement pour ces raisons-là. On m'a appelé «Monsieur le Gendre»? C'est entendu: je suis le gendre de Lacan pour l'éternité! Ma rencontre avec Judith, sa fille, est antérieure à mon entrée dans le monde de la psychanalyse; j'ai commencé comme elle par la philosophie. Je suis passé par l'Ecole normale, j'ai fréquenté Barthes, Althusser, Foucault, Derrida, Deleuze... Lacan m'a captivé. Même si je ne raisonne plus en termes d'excommunication, j'ai toujours le sentiment d'être dans le fil de son orientation. Les choses ont évolué. Le «tous lacaniens» est en marche. Le temps de l'ouverture est venu. Moi qui serais le prétendu gardien de l'orthodoxie lacanienne, eh bien je vous déclare: l'orthodoxie lacanienne n'existe pas. Lacan, c'est un style, pas un credo. Dans l'avenir, chacun l'interprétera à sa façon, à sa mesure. L'expérience psychanalytique comporte déjà suffisamment de mystère pour que ses praticiens se passent de simagrées, au demeurant éculées. La psychanalyse est promise à devenir l'affaire de tous.

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